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La servante abandonna les deux jeunes femmes dans une grande salle au plafond bleu clair et aux murs jaunes. Une rangée de hautes fenêtres en forme d’arches à trois arcs donnait sur un long balcon au plafond au parapet de fer forgé. Là aussi, une brise à l’odeur iodée venait rafraîchir l’atmosphère. Face à la reine, Elayne et Nynaeve se fendirent du salut minimaliste dont une Aes Sedai devait s’acquitter devant une tête couronnée : un genou très légèrement plié et un signe de tête presque imperceptible.

Tylin était une femme des plus impressionnantes. Même si elle n’était pas plus grande que Nynaeve, il émanait d’elle une majesté et une autorité qu’Elayne aurait eu du mal à égaler, même dans ses meilleurs jours. Alors qu’elle aurait dû répondre aux deux sœurs par un salut identique, elle s’en abstint, se contentant de les dévisager avec ses grands yeux noirs.

Sans se laisser démonter, Nynaeve lui rendit froidement la pareille. Une crinière noire, quelque peu grisonnante sur les tempes, cascadait dans le dos de la reine dont le visage restait fort beau en dépit de quelques rides. Bizarrement, deux cicatrices tellement anciennes qu’elles ne se voyaient presque plus marquaient les joues de la souveraine. Bien entendu, un couteau à lame incurvée était glissé dans sa ceinture en fil d’or, le fourreau et le manche étant tous les deux incrustés de pierres précieuses. Une arme de fantaisie, aurait juré Nynaeve. Quand elle avait l’intention de se battre en duel, une femme ne portait sûrement pas une robe de soie bleue aux manches ornées de filaments de dentelle assez longs pour lui cacher les doigts quand elle baissait les mains. Elle n’exposait pas non plus ses jupons en faisant relever le devant de sa robe, et elle évitait d’être affublée d’une traîne dans laquelle elle risquait de s’emmêler les pieds. Enfin, elle n’optait pas pour un corsage surchargé de dentelle et si serré qu’on se demandait par quel miracle elle parvenait à s’asseoir et à se relever.

Autour du cou de Tylin, accroché au collier en or tissé qui ajoutait encore de la dentelle à sa mise, pendait dans un fourreau blanc un couteau de mariage – le manche en bas – dont la présence soulignait l’audace d’un décolleté ovale qui n’avait rien à envier à celui, très étroit, des autres femmes du palais.

— Vous devez être Elayne et Nynaeve, dit Tylin en prenant place dans un fauteuil sculpté pour ressembler à du bambou, mais surchargé de dorures.

Sans quitter les deux jeunes femmes des yeux, elle arrangea soigneusement sa robe puis reprit de sa voix mélodieuse et pleine d’autorité :

— J’ai cru comprendre qu’il y avait une troisième sœur. Aviendha…

Nynaeve consulta Elayne du regard. La reine ne les avait pas invitées à s’asseoir, ne jetant même pas l’ombre d’un regard aux sièges libres.

— Elle n’est pas une Aes Sedai, dit très calmement Elayne.

Tylin ne lui laissa pas le temps d’aller plus loin.

— Alors que vous l’êtes, toutes les deux ? Elayne, je parie que tu as à peine dix-huit ans. Et toi, Nynaeve, qui me regardes avec l’air d’un chat qu’on a attrapé par la queue, quel âge as-tu ? Vingt-deux ans ? Vingt-trois ? Qu’une lame me transperce le foie ! J’ai été à Tar Valon, et j’ai visité la Tour Blanche. Aucune femme de ton âge n’a jamais porté cette bague à sa main droite !

— Vingt-six ans ! s’écria Nynaeve.

Une bonne partie des membres du Cercle des Femmes, à Champ d’Emond, la jugeant trop jeune pour faire une bonne Sage-Dame, Nynaeve avait pris l’habitude d’insister lourdement sur chaque anniversaire dont elle pouvait s’enorgueillir.

— J’ai vingt-six ans, et je suis une Aes Sedai de l’Ajah Jaune. (Une déclaration qui continuait à remplir de fierté la jeune femme.) Elayne a certes dix-huit ans, mais c’est une sœur, et elle appartient à l’Ajah Vert. Vous pensez que Merilille ou Vandene nous laisseraient porter cette bague pour nous amuser ? Tylin, bien des choses ont changé. La Chaire d’Amyrlin, Egwene al’Vere, n’est pas plus âgée qu’Elayne.

— Vraiment ? Je n’en ai pas été informée… Alors que l’Aes Sedai qui me conseillait depuis mon accession au trône – et qui aidait mon père avant moi – est partie sans explications pour Tar Valon, alors que j’ai fini par apprendre que les rumeurs au sujet d’un schisme à la tour n’en étaient pas, alors que les fidèles du Dragon jaillissent du sol comme des champignons, et alors qu’une Chaire d’Amyrlin rebelle s’oppose à Elaida et fait lever en Altara, à mon insu, une armée par un des plus grands généraux… Avec tout ça, tu voudrais que je sois une grande amatrice de surprises ?

Nynaeve espéra que son malaise n’apparaissait pas sur son visage. N’apprendrait-elle donc jamais à se taire, au moins de temps en temps ? Brusquement, elle s’avisa qu’elle ne sentait plus la Source Authentique. L’embarras et la colère ne faisant pas bon ménage, elle était privée du Pouvoir. Au fond, c’était probablement mieux comme ça. Capable de canaliser, elle aurait bien été fichue de se ridiculiser encore plus.

Comme un peu plus tôt, Elayne vola au secours de sa compagne.

— Je sais que vous avez déjà entendu ça, mais permettez-moi d’ajouter mes excuses à celles de Merilille et des autres sœurs. Lever une armée chez vous et sans votre permission était un comportement indigne. Tout ce que je peux avancer, en matière de circonstances atténuantes, c’est que tout s’est enchaîné très vite – à Salidar, nous avons été prises dans un tourbillon, croyez-moi. Mais ça ne justifie rien. Je vous jure que nous n’entendons pas nuire à l’Altara, et encore moins offenser le Trône des Vents. Au moment même où nous parlons, Gareth Bryne conduit cette armée au nord, afin qu’elle quitte votre royaume.

Tylin dévisagea la Fille-Héritière sans ciller.

— Avant les tiennes, je n’avais pas entendu d’excuses… Mais tout dirigeant de l’Altara doit apprendre à avaler sans sel ni épices les insultes des pays plus puissants. (La reine prit une grande inspiration et, dans une grande envolée de dentelle, tendit un bras vers deux fauteuils.) Asseyez-vous. Oui, toutes les deux. Asseyez-vous sur votre couteau, et dégainez votre langue ! (Tylin eut un sourire presque joyeux.) Désolée, je ne sais pas comment on dit ça en andorien. Mettez-vous à l’aise, et n’ayez pas peur d’exprimer le fond de votre pensée.

Nynaeve se félicita qu’Elayne ait écarquillé les yeux de surprise, car elle venait elle-même de pousser un petit cri. C’était ça, la femme pointilleuse que Merilille prétendait très à cheval sur le protocole ? Les jambes coupées, l’ancienne Sage-Dame fut soulagée de s’asseoir. Songeant à tous les « courants » plus ou moins secrets qui existaient à Salidar, elle se demanda si Tylin essayait de… De quoi, exactement ? Au fil du temps, Nynaeve en était venue à soupçonner tout le monde, à part ses plus proches amis, de vouloir la manipuler.

Assise au bord de sa chaise, très raide, Elayne ne semblait pas en confiance non plus.

— C’est ce que je pense, insista la reine. Quoi que vous disiez, je ne me sentirai pas insultée.

À la façon dont ses doigts pianotaient sur le manche du couteau accroché à sa ceinture, le mutisme, en revanche, risquait de n’être pas bien reçu.

— Je ne sais pas trop par où commencer, fit Nynaeve, mal à l’aise.

Voir Elayne approuver du chef son introduction ne la réconforta pas. La Fille-Héritière était censée savoir comment traiter les têtes couronnées. Pourquoi ne disait-elle rien ?

— Si on optait pour un « pourquoi » ? s’impatienta la reine. Pourquoi quatre Aes Sedai de plus ont-elles quitté Salidar pour venir à Ebou Dar ? Ce n’est sûrement pas pour dominer en nombre la délégation d’Elaida. D’ailleurs, Teslyn ne l’appelle même pas comme ça et il n’y a qu’elle et Joline… Vous n’étiez pas au courant ?