La reine se laissa aller dans son fauteuil et dissimula son sourire derrière sa main.
— Au moins, pour les Capes Blanches, vous savez ? Bien !
La main libre de Tylin s’abattit dans l’air comme un couperet, puis son hilarité se dissipa peu à peu.
— Eh oui, les Capes Blanches aussi, même si ça me déplaît ! Mais je dois écouter tous ceux qui me le demandent, y compris l’inquisiteur Carridin.
— Pourquoi écouter ? s’enquit Nynaeve. Je suis contente d’apprendre que vous n’aimez pas les Capes Blanches, mais dans ce cas, pourquoi prêter l’oreille aux propos de Carridin ? Cet homme est un boucher.
L’ancienne Sage-Dame comprit qu’elle avait commis une nouvelle erreur. La façon dont Elayne se mit soudain à étudier la grande cheminée blanche au linteau sculpté de hautes vagues le lui apprit avant même que Tylin se soit rembrunie.
— Tu m’as prise au mot, Nynaeve… Je vous ai dit de dégainer vos langues, et…
La reine baissa les yeux sur le sol, semblant se recueillir.
Nynaeve regarda Elayne avec l’espoir de comprendre ce qu’elle avait fait de mal – ou mieux encore, de se faire souffler un moyen de réparer les dégâts – mais la Fille-Héritière se contenta de lui couler un regard en biais avant de s’en retourner à la contemplation de la cheminée.
L’ancienne Sage-Dame se demanda si elle devait elle aussi détourner les yeux de Tylin. Mais elle ne put s’y résoudre, fascinée par cette femme qui observait le sol tout en caressant le manche du couteau accroché à sa ceinture et celui de l’arme plus petite qui pendait à son cou.
Ce couteau de mariage en disait assez long sur Tylin. Au sujet d’Ebou Dar, Vandene et Adeleas n’avaient pas été avares de renseignements – en général, ceux qui incitaient à penser que la ville était un coupe-gorge quand on ne disposait pas d’une dizaine de gardes du corps en armure. Le fourreau blanc indiquait que la reine était veuve et n’entendait pas se remarier. Les quatre perles et la larme-de-feu enchâssées dans le manche enveloppé de fil d’or indiquaient qu’elle avait enfanté quatre fils et une fille. Le cercle d’émail rouge qui entourait trois perles et celui qui entourait la larme-de-feu annonçaient que seul un fils avait survécu. Les quatre enfants étaient morts au minimum à l’âge de seize ans – et dans des duels –, sinon, les cercles d’émail auraient été noirs. Qu’il devait être pénible de porter en permanence autour du cou le souvenir de tous ses deuils ! Selon Vandene, que leurs pierres soient des perles, des larmes-de-feu ou du verre coloré, les femmes tiraient une grande fierté des cercles rouges ou blancs. Et toujours d’après la sœur, elles retiraient souvent du manche de leur couteau les pierres représentant leurs enfants âgés de plus de seize ans qui avaient refusé un duel. Et quoi qu’il arrive, elles ne revenaient jamais sur cet ostracisme.
Tylin releva enfin les yeux. Sa main gauche s’éloigna du couteau de sa ceinture, son expression se radoucit, mais elle continua à caresser le manche du couteau de mariage.
— Je veux que mon fils me remplace un jour sur le Trône des Vents… Beslan a ton âge, Elayne. Au royaume d’Andor, cette succession irait de soi – à condition qu’il s’agisse d’une fille, et pas d’un fils. (Tylin eut un sourire qui semblait sincèrement amusé.) Idem dans la plupart des autres royaumes, sauf au Murandy, où les choses se passent à peu près comme en Altara. Depuis la mort d’Artur Aile-de-Faucon, une seule maison est parvenue à conserver le trône sur cinq générations. Et la chute d’Anarina fut si brutale que la maison Todande, aujourd’hui encore, accourt comme un bon toutou dès que quelqu’un l’appelle. Aucune autre maison n’a eu plus de deux souverains d’affilée…
» Quand mon père a conquis le trône, les autres maisons possédaient une plus grande partie d’Ebou Dar que la lignée Mitsobar. S’il était sorti du palais sans une haie de gardes, on l’aurait cousu dans un sac avec des pierres et jeté dans le fleuve. À sa mort, il m’a légué ce que je détiens à présent. À savoir peu de chose, par rapport aux autres souverains. En changeant régulièrement de monture, un cavalier atteindrait en moins d’une journée de galop les limites de mon « pouvoir ». Pourtant, je ne suis pas restée inactive. Quand j’ai appris l’avènement du Dragon Réincarné, j’étais certaine de pouvoir léguer à Beslan deux fois plus de terres et un certain nombre d’alliés. La Pierre de Tear et Callandor ont tout bouleversé. À présent, je remercie Pedron Niall quand il fait en sorte que l’Illian annexe une quarantaine de lieues de mon pays plutôt que de l’envahir. Oui, j’écoute Jaichim Carridin et je ne lui crache pas au visage, même si beaucoup de mes sujets sont morts lors de la guerre des Capes Blanches. Je tends l’oreille à ce que dit le confesseur, aux propos de Teslyn et à ceux de Merilille, et je prie afin de pouvoir transmettre quelque chose à mon fils – au lieu d’être retrouvée morte dans mon bain le jour où il aura péri lors d’un accident de chasse.
Tylin prit une longue inspiration. Elle ne se rembrunit pas, cette fois, mais son ton changea, devenant plus incisif.
— Voilà, pour vous, je me suis exhibée torse nu au milieu du marché aux poissons ! C’est à votre tour, à présent. Pourquoi ai-je l’honneur de voir débouler quatre autres Aes Sedai ?
— Nous sommes ici pour trouver un ter’angreal, dit Elayne.
Sous le regard stupéfait de Nynaeve, elle raconta tout : du Monde des Rêves à la poussière qui s’entassait dans le grenier où se trouvait la coupe.
— Restaurer le climat serait une bénédiction, dit Tylin. Mais le quartier que tu me décris semble être de l’autre côté du fleuve. Le Rahad… Une partie de la ville où même la garde civile hésite à s’aventurer. Surtout, ne vous vexez pas. Je sais que vous êtes des Aes Sedai, mais là-bas, on peut se retrouver avec un couteau entre les omoplates avant d’avoir compris ce qui se passe. Quand la victime porte de beaux vêtements, les tueurs utilisent une lame très étroite pour ne pas les tacher de sang. Ne devriez-vous pas laisser Vandene et Adeleas se charger des recherches ? Elles sont plus expérimentées que vous.
— Elles vous ont parlé de la coupe ? s’écria Nynaeve.
La reine secoua la tête.
— Non. Mais elles m’ont parlé de recherches… Les Aes Sedai ne disent jamais un mot de plus que nécessaire…
Tylin sourit de nouveau. Une franche gaieté, semblait-il, même si les cicatrices, sur ses joues, ressortirent un peu plus.
— Vous êtes l’exception à la règle, toutes les deux… Espérons que les années ne vous fassent pas trop changer. Je regrette souvent que Cavandra soit retournée à la tour. Avec elle aussi, je pouvais parler à cœur ouvert.
Faisant signe aux deux femmes de rester assises, la reine se leva et traversa la pièce pour aller frapper un gong d’argent avec un marteau d’ivoire. Pour un si petit gong, le son se révéla très fort.
— Je vais nous faire apporter de l’infusion à la menthe rafraîchie, puis nous continuerons à parler. Vous me direz comment je peux vous aider. Mais si j’envoie des soldats dans le Rahad, sachez que ça déclenchera des émeutes semblables aux Révoltes du Vin. Ensuite, vous pourrez peut-être m’expliquer pourquoi la baie est pleine de bateaux du Peuple de la Mer qui n’accostent pas pour faire du commerce.
Les trois femmes passèrent un long moment à savourer l’infusion tout en parlant du Rahad et de tout ce que la reine ne pouvait hélas pas faire. Puis Beslan entra, jeune homme fort bien éduqué qui s’inclina respectueusement devant les Aes Sedai, ses beaux yeux noirs brillant de surprise, et laissa transparaître son soulagement quand sa mère l’autorisa à se retirer. À l’évidence, il avait reconnu des sœurs au premier coup d’œil.