La salle commune de l’auberge était pratiquement dans l’état où elle l’avait laissée quelques heures plus tôt, s’éclipsant par les cuisines. Des Champions occupaient les tables, jouant aux dominos, aux pierres ou aux dés. Entendant quelqu’un entrer, tous levèrent les yeux, puis les baissèrent quand ils virent de qui il s’agissait. Les bras croisés et l’air maussade, maîtresse Cinchonine se tenait devant la porte du cellier – dans son établissement, on n’alignait pas contre les murs les tonneaux de bière et de vin. À part les Champions, connus pour leur sobriété, il n’y avait pas de clients, et la pauvre aubergiste devait se lamenter de voir le niveau de leur chope ou de leur gobelet s’obstiner à ne pas baisser.
Min avisa un homme qui serait sûrement disposé à la renseigner un peu. Assis seul à une table, les deux épées qu’il portait d’habitude dans le dos appuyées contre le mur à portée de main, Mahiro Shukosa se concentrait sur un des puzzles fournis par l’auberge. Avec son nez bien droit et ses tempes grisonnantes, Mahiro n’était pas dépourvu d’un certain charme. Cela dit, pour le qualifier de « bel homme », il aurait fallu une femme amoureuse. Chez lui, au Kandor, c’était un seigneur. Ayant visité les cours de presque tous les pays, il voyageait avec une petite bibliothèque et perdait ou gagnait au jeu sans se départir de son sourire. Accessoirement, il connaissait par cœur des centaines de poèmes, jouait de la harpe et dansait comme un dieu. Bref, n’était son état de Champion de Rafela, c’était exactement le genre d’homme qu’aimait Min, avant de rencontrer Rand. Et qu’elle appréciait toujours, pour être franche, quand elle parvenait à oublier un instant le jeune homme. Coup de chance ou grand malheur – tout dépendait du point de vue qu’on adoptait –, Mahiro la considérait d’une manière qui devait être caractéristique du Kandor : une jeune sœur qui avait de temps en temps besoin d’un confident et d’un conseiller afin de ne pas se briser le cou lorsqu’elle se lançait dans une aventure pleine de risques. Il avait souvent vanté à Min la beauté de ses jambes, n’aurait jamais songé à y toucher et aurait cassé en deux tout rustre susceptible de seulement y penser sans la permission de leur propriétaire.
Quand il eut fini d’emboîter les dernières pièces en fer, Mahiro plaça le puzzle sur ceux qu’il avait déjà terminés et en prit un nouveau sur un autre tas.
Min s’assit en face de lui.
— Alors, mon petit chou, dit le Champion avec un sourire, tu nous reviens en un seul morceau, sans avoir été enlevée et sans mari ?
Un jour, il faudrait que Min demande à son ami ce que signifiait cette formule rituelle qu’il lui servait chaque fois.
— Il est arrivé quelque chose depuis mon départ, Mahiro ?
— Tu veux dire à part le retour du palais de sept sœurs enragées ?
Comme toujours, le puzzle se défit entre ses mains comme s’il utilisait le Pouvoir.
— Qu’est-ce qui les a bouleversées ?
— Al’Thor, j’imagine…
Le puzzle se reconstitua en un éclair et alla s’ajouter au tas des énigmes résolues. Le suivant ne résista pas beaucoup plus longtemps.
— Je l’ai fait il y a des années, expliqua Mahiro.
— Mais que s’est-il passé exactement ?
Deux yeux noirs qui auraient pu être ceux d’un léopard, n’était leur couleur, se rivèrent sur Min.
— Min, un jeune qui met le museau dans la mauvaise tanière risque de se faire mordre les oreilles.
La jeune femme fit la moue. Une vérité fondamentale ! Mais une femme amoureuse ne reculait devant aucune bêtise !
— C’est très exactement ce que je voudrais éviter, Mahiro. Si je suis ici, c’est pour faire circuler des messages entre Merana et le palais. Mais je crains de m’être engagée dans cette histoire sans savoir où je mettais les pieds. J’ignore pourquoi les sœurs ont cessé d’aller voir Rand al’Thor, je ne sais pas davantage pourquoi elles ont recommencé, ni pour quelle raison elles étaient sept aujourd’hui au lieu de trois. Si je continue, je cours de plus grands risques que me faire mordre les oreilles. Merana ne me révélera rien. À part pour m’ordonner où aller et me dire que faire, elle ne m’adresse pas la parole. J’ai besoin d’un indice !
Mahiro commença à étudier un nouveau puzzle. Min devina qu’il réfléchissait, en réalité, car normalement, il aurait déjà dû avoir désassemblé les pièces.
Un mouvement, au fond de la salle commune, attira l’attention de Min. Tournant à demi la tête, elle se pétrifia. À les voir toutes pimpantes, les deux Aes Sedai revenaient des bains. La dernière fois qu’elle avait vu ces sœurs, c’était des mois plus tôt, avant qu’elles partent de Salidar en quête de Rand – à l’époque, Sheriam avait eu l’intuition qu’il était dans le désert des Aiels. Bera Harkin et Kiruna Nachiman s’étaient mises en chemin pour le désert, pas pour Caemlyn…
Si on exceptait son visage sans âge, Bera ressemblait à une banale paysanne. Pour l’heure, la maussade détermination qu’elle affichait correspondait assez mal à cette description. Élégante et majestueuse, Kiruna évoquait en tout point ce qu’elle était bel et bien : la sœur du roi de l’Arafel et une très grande dame qui n’avait pas besoin de l’aura fraternelle pour être puissante. Ses yeux noirs, remarqua Min, brillaient comme si elle allait ordonner qu’on procède à une exécution, et qu’elle s’en fût réjouie d’avance. Comme toujours avec les Aes Sedai et les Champions, des images et des auras dansaient autour des deux femmes.
Une aura apparut soudain en un éclair autour des sœurs. Mélange de jaune brunâtre et de rouge foncé – des couleurs qui n’avaient aucun sens par elles-mêmes –, cette vision coupa pourtant le souffle à Min.
Alors que la table de Mahiro n’était pas loin de l’escalier, les deux Aes Sedai n’accordèrent pas un regard à Min quand elles s’y engagèrent. À Salidar, elles ne s’étaient jamais intéressées à elle. De plus, elles semblaient plongées dans une passionnante conversation.
— Alanna aurait dû le mater depuis longtemps, dit Kiruna d’une voix basse qui vibrait pourtant de colère. À sa place, je l’aurais fait… Quand elle arrivera, je le lui dirai, et que le Ténébreux emporte les convenances !
— Il faudrait lui passer un licol, renchérit Bera, avant qu’il ait pu faire plus de dégâts en Andor. Il n’y a pas de temps à perdre.
D’origine andorienne, Bera prêchait naturellement pour son pays.
Alors que les deux sœurs disparaissaient dans l’escalier, Min s’avisa que Mahiro la regardait avec de grands yeux.
— Comment sont-elles arrivées ici ? demanda-t-elle, agréablement surprise par la neutralité de son ton.
Avec Kiruna et Bera, on en était à treize Aes Sedai. De plus, il y avait cette aura…
— Elles ont suivi al’Thor à l’oreille, si j’ose dire. À mi-chemin de Cairhien, elles ont entendu dire qu’il était ici. À ta place, je me tiendrais loin d’elles, Min. Leurs Champions m’ont dit qu’elles sont d’une humeur de dogue.
Kiruna avait quatre Champions, et Bera, trois.
Min réussit à sourire. Elle aurait volontiers quitté l’auberge au pas de course, mais c’était risquer d’éveiller les soupçons de tout le monde, y compris Mahiro.
— Merci du conseil. Et mon indice ?
Mahiro hésita, puis il posa le puzzle sur la table.
— Je ne te dirai rien de précis, mais le bon mot soufflé dans une oreille attentive peut faire des miracles… Ne sois pas trop étonnée si al’Thor est bouleversé. Au fond, tu devrais demander aux sœurs si quelqu’un d’autre peut jouer les messagers. L’un d’entre nous, par exemple. (Min comprit qu’il faisait allusion aux Champions.) Juste au cas où les sœurs auraient décidé de donner à al’Thor une bonne leçon d’humilité. Mais là, mon petit chou, j’en ai peut-être déjà trop dit. Tu réfléchiras à ma suggestion ?