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Avec un soupir, Rand se pencha pour étudier la carte déroulée sur la grande table. Rhuarc n’avait jamais besoin de le faire, semblait-il. Sans regarder, il pouvait citer toutes les particularités de la zone représentée sur cette carte. Assise dans son fauteuil à haut dossier, de l’autre côté de la table, les jambes ramenées sous elle, Berelain avait une liasse de documents posée sur les genoux. Un encrier trônait sur un guéridon, à côté d’elle, et elle brandissait une plume. De temps en temps, elle regardait Rand, mais baissait la tête sur son travail dès que Rhuarc s’en apercevait. Bizarrement, l’Aiel plissait les sourcils chaque fois que ses yeux se posaient sur elle. Tout aussi curieusement, la jeune femme rougissait et serrait les mâchoires, l’air têtue. Parfois, Rhuarc l’accablait d’un regard désapprobateur, ce qui n’avait aucun sens, puisqu’elle accomplissait son devoir, désormais.

— Tu vas devoir cesser d’envoyer des guerriers au sud, dit Rand.

Il n’aimait pas ça, car Sammael devait voir le plus grand marteau du monde s’abattre sur lui, mais s’il fallait pour ça être obligé de chasser de nouveau les Shaido du Cairhien…

— Je ne vois pas d’autres solutions…

Les jours passèrent, chacun plutôt bien rempli. Rand reçut des seigneurs et des dames souriants qui se montrèrent cordiaux les uns avec les autres – si cordiaux, même, qu’il aurait fallu être bien naïf pour ne pas deviner qu’ils complotaient en secret, chacun rêvant de voir les autres avec un couteau entre les omoplates. Des Matriarches vinrent conseiller leur Car’a’carn sur la façon de traiter les Aes Sedai, qu’elles soient issues de la tour ou de Salidar. Alors que Bair et Amys, à force de virulence, parvenaient à faire passer Melaine pour une modérée, Sorilea glaça carrément les sangs de Rand.

Suite à l’interdiction des duels promulguée par Rhuarc, de jeunes Cairhieniens semaient le désordre dans les rues. L’Aiel les calma en leur montrant un aperçu de ce qu’était la vie d’un gai’shain. Rester toute la journée sous le soleil, nu comme un ver – et placé sous bonne garde – doucha l’enthousiasme des plus excités. Mais Rhuarc ne parvint pas à bousculer les coutumes de son peuple au point de faire enfiler une tenue blanche à des habitants des terres mouillées. Du coup, ceux que les Boucliers Rouges avaient arrêtés commencèrent à se vanter au sujet de cette affaire.

Un jour, Rand entendit Selande, toute bouffie de son importance, dire à une autre fille aux cheveux coupés court et armée d’une épée qu’elle ne saurait jamais vraiment ce qu’était le ji’e’toh avant d’avoir été prisonnière des Aiels. Le genre de chose qui donnait du cœur au ventre, même si on pouvait se demander ce que ça voulait dire…

Malgré les Shaido, les nobles, les Matriarches, les trublions des rues et ce fichu Fel qui ne se décidait pas à revenir de la pêche, Rand trouva les dix premiers jours de son « exil » à Cairhien agréables et rafraîchissants. Parce qu’il était si fatigué en arrivant ? En tout cas, comparé aux dernières heures passées à Caemlyn, Lews Therin se tenait tranquille, et ce n’était pas rien.

Baissant sa garde, Rand se surprit à apprécier les « taquineries » de Min. Au point, en une ou deux occasions, de devoir se rappeler qu’il s’agissait seulement d’un jeu.

Bref, après dix jours à Cairhien, il commençait à se dire qu’y passer le reste de sa vie n’aurait pas été une punition, bien au contraire. Mais il savait que cette idylle ne durerait pas…

Pour Perrin, cette décade n’eut rien de plaisant. Très vite, il avait cherché la compagnie de Loial. Hélas, l’Ogier s’était découvert un paradis : la bibliothèque royale où il passait le plus clair de son temps. Amateur de lecture, Perrin aurait sûrement trouvé son compte dans ses immenses pièces remplies de livres jusqu’au plafond, mais une Aes Sedai y rôdait en permanence. Élancée, les cheveux noirs et le regard fixe, elle ne sembla pas remarquer le jeune homme. Mais bien avant les événements de Caemlyn, il avait cessé de se fier aux sœurs, les fuyant donc comme la peste.

Privé de Loial, Perrin alla souvent chasser avec Gaul, et en de plus rares occasions avec Rhuarc, qu’il avait connu dans la Pierre de Tear et dont il gardait un excellent souvenir.

Son problème, c’était sa femme ! Ou peut-être Berelain. Voire les deux… Si Rand n’avait pas été si occupé, il lui en aurait touché un mot. Enfin, indirectement, en tout cas. Même si Rand connaissait les femmes, il y avait des choses dont un homme ne pouvait pas parler trop franchement, même à un ami…

Tout avait commencé alors que Perrin, tout juste arrivé à Cairhien, connaissait à peine l’emplacement de ses appartements. Alors que Faile était partie découvrir la ville avec Chiad et Bain, il était en train de faire ses ablutions, torse nu, quand il avait soudain senti un parfum qui n’avait rien de capiteux, mais qui restait puissant pour un odorat comme le sien.

— Tu as un dos merveilleux, Perrin, comme je l’ai toujours pensé…, avait dit une voix très douce derrière lui.

Se retournant trop vite, le jeune homme avait failli renverser la table de toilette.

— J’ai entendu dire que tu es revenu avec une… épouse ?

Souriante, Berelain se tenait dans l’encadrement de la porte du salon.

Oui, Perrin était revenu avec une épouse. Et celle-ci ne risquait pas de le féliciter si elle le trouvait, torse nu, en compagnie d’une femme vêtue de… hum, ce qu’on osait à peine appeler une robe. Surtout si la femme en question était la Première Dame de Mayene.

Tout en enfilant sa chemise, Perrin avait dit que Faile était sortie et qu’il ignorait quand elle serait de retour et disposée à recevoir de la visite. Puis il avait repoussé Berelain dans le couloir aussi vite qu’il était possible sans l’y propulser manu militari.

L’épreuve surmontée, il s’était cru tiré d’affaire. Avant que Berelain soit partie, il avait réussi à mentionner six fois le mot « épouse » à proximité immédiate du nom « Faile », soulignant en deux occasions au moins combien il aimait sa femme. Maintenant que Berelain le savait marié et amoureux, les choses allaient s’arrêter là.

Faile était revenue quasiment sur ces entrefaites. Après avoir fait deux pas dans la chambre, une odeur de rage et de jalousie était montée d’elle, presque assez violente et agressive pour faire saigner le nez de Perrin. Mais comment était-ce possible ? Le jeune homme continuait à sentir le parfum de Berelain, mais son odorat était à peu de chose près égal à celui d’un loup. Faile n’avait pas ce don. Étrange, tout cela…

Faile avait souri, pas un mot plus haut que l’autre ne franchissant ses lèvres. Dans l’intimité, elle s’était montrée aussi passionnée que d’habitude – voire davantage, puisqu’elle avait creusé avec ses ongles des sillons sanglants dans le dos de son mari. La première fois que ça arrivait…

Plus tard, examinant les griffures à la lueur d’une lampe, elle avait mordillé l’oreille de Perrin – pas du tout doucement – et lâché :

— Au Saldaea, on entaille l’oreille d’un cheval pour le marquer. Mais dans ton cas, je crois que ces sillons suffiront.

Bien entendu, elle empestait toujours la jalousie et la rage.

Si les choses s’étaient arrêtées là, Perrin n’en aurait pas fait un drame. La jalousie, chez Faile, pouvait s’embraser soudain comme les flammes d’une forge rugissant dans la tempête, mais elle disparaissait presque aussi vite, dès que la jeune tigresse s’avisait qu’elle n’avait rien à craindre de son mari sur ce plan-là. Le lendemain matin, cependant, Perrin avait vu Faile converser avec Berelain dans un couloir – chacune affichant un sourire carnassier. Grâce à son ouïe amplifiée, il avait entendu la dernière phrase prononcée par Berelain avant qu’elle tourne les talons :