Perrin aurait donné cher pour que sa femme dise un mot. Mais rien à faire. Elle semblait attendre quelque chose. Quoi, au nom de la Lumière ? Soudain, une inspiration avait saisi Perrin par le cou, l’entraînant sur une pente glissante. Comme souvent quand il parlait à sa femme, le nœud coulant se ferma autour de sa gorge.
— Faile, je suis désolé.
La colère devint de la rage.
— Je vois, avait dit Faile avant de sortir en silence.
Voilà qui s’appelait gaffer, s’était dit Perrin, conscient d’avoir multiplié les bourdes. Mais en faisant quoi ? Alors qu’il n’avait rien de mal sur la conscience, il s’était excusé. Pouvait-on se montrer plus humble et plus conciliant ?
Ce même après-midi, il avait surpris une conversation entre Bain et Chiad. Les deux Promises se demandaient si elles devaient aider Faile à le rouer de coups. Si rien ne prouvait que l’idée venait de sa femme – elle avait le sang chaud, certes, mais peut-être pas à ce point –, il semblait bien que les deux Aielles avaient fait en sorte qu’il entende.
Perrin n’avait pas apprécié. À l’évidence, sa femme parlait avec les deux Promises d’affaires intimes qui auraient dû rester entre eux. Et ça, c’était agaçant. De quoi d’autres débattaient ces chipies en buvant leur infusion ?
Ce soir-là, devant les yeux ébahis de Perrin, Faile, en dépit de la chaleur, avait enfilé une chemise de nuit presque aussi épaisse qu’une armure. Et quand il avait essayé de lui poser un baiser sur la joue – timidement – elle avait marmonné quelque chose au sujet d’une journée épuisante… avant de lui tourner le dos. L’odeur de la colère, à cet instant, avait pris Perrin à la gorge.
Incapable de dormir dans ces circonstances, le jeune homme était resté étendu à contempler le plafond, sa propre colère montant régulièrement en puissance. Pourquoi Faile se comportait-elle ainsi ? Ne voyait-elle pas qu’il n’aimait qu’elle ? Ne lui avait-il pas montré en mille occasions qu’il n’avait qu’un désir : la serrer dans ses bras à tout jamais ? Devait-il se sentir coupable parce qu’une cinglée le poursuivait de ses assiduités ?
Il n’y avait qu’un remède : renverser sa femme sur son genou et lui flanquer une fessée, histoire qu’elle recouvre ses esprits. Mais il avait fait ça jadis, à l’époque où elle pensait avoir le droit de lui flanquer un coup de poing chaque fois qu’il refusait de lui donner raison. Au bout du compte, il avait souffert beaucoup plus qu’elle, car il détestait qu’elle ait mal – en réalité, cette seule idée le révulsait. Il voulait vivre en paix avec elle. Et rien qu’avec elle.
Couché dans le noir, alors que l’aube de leur sixième jour à Cairhien approchait, Perrin avait fini par prendre une décision. Dans la Pierre de Tear, Berelain avait fricoté avec une bonne dizaine de types qu’il connaissait. Pourquoi avait-elle fini par se fixer sur lui ? Il l’ignorait, mais une chose était sûre : s’il disparaissait un bon moment, elle se choisirait une autre victime. Et du coup, Faile redeviendrait comme avant.
Aussitôt debout et habillé, Perrin était allé retrouver Loial, prenant le petit déjeuner avec lui, puis il l’avait accompagné à la bibliothèque. Après avoir remarqué la svelte Aes Sedai, Loial lui apprenant qu’elle était là tous les jours – s’il se méfiait des sœurs, Loial ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’une cinquantaine d’entre elles orbitent autour de lui –, Perrin était allé chercher Gaul pour l’inviter à une partie de chasse. Dans les collines qui entouraient la ville, le gibier était rare et souffrait autant de la sécheresse que les gens, mais le flair très spécial du jeune homme aurait pu l’aider à remplir sa gibecière, s’il avait été en quête de viande. Là, il n’avait même pas encoché une flèche, savourant simplement la joie d’être hors du palais – jusqu’à ce que son compagnon lui demande s’il comptait chasser des chauves-souris à la lueur de la lune. Parfois, il oubliait que les gens normaux ne voyaient pas aussi bien que lui dans le noir. Le lendemain, il s’était adonné à la chasse nocturne, et le surlendemain aussi.
Hélas, son plan d’une simplicité limpide n’avait pas fonctionné aussi bien que prévu. Le premier soir, quand il était revenu au Palais du Soleil, son arc débandé sur l’épaule, agréablement fatigué après avoir tant marché, un coup de chance l’avait empêché d’entrer par la porte principale – une douce brise, pour tout dire, qui charriait le parfum tant redouté. Après avoir indiqué par signes aux gardes aiels de se taire, il avait fait le tour jusqu’à une entrée de service où il avait dû frapper comme un fou pour qu’un type aux yeux bouffis de sommeil vienne lui ouvrir.
Le soir suivant, Berelain l’attendait dans le couloir de ses appartements. Pour qu’elle finisse par renoncer, il avait dû se cacher dans une niche pendant une bonne moitié de la nuit.
Chaque soir, elle le guettait, comme si une rencontre avait pu être fortuite alors que tout le monde dormait à part quelques serviteurs. De la folie furieuse ! Pourquoi ne se tournait-elle pas vers quelqu’un d’autre ?
Bien entendu, chaque fois qu’il se glissait dans sa chambre, ses bottes à la main, c’était pour trouver Faile endormie dans la maudite chemise de nuit.
Bien avant sa sixième nuit sans dormir, Perrin avait dû se résigner à admettre qu’il avait tout fait de travers, même s’il ne voyait toujours pas pourquoi. Tout avait pourtant paru si simple. À présent, il lui fallait un mot de Faile – un indice sur ce qu’il devait dire ou ne pas dire.
Mais il n’entendait que le son de ses dents qui grinçaient dans le noir.
Le dixième jour, Rand reçut une nouvelle requête d’audience de Coiren, aussi courtoisement rédigée que les trois précédentes. Un moment, il resta pensif, l’épaisse feuille de parchemin tenue entre le pouce et l’index. À dire vrai, il n’avait aucun moyen de dire où était exactement Alanna, mais en comparant l’intensité actuelle de sa perception à celle des premiers jours, il l’estimait à mi-chemin de Cairhien. Autant dire que Merana ne lambinait pas. Eh bien, c’était parfait, parce qu’il voulait qu’elle soit empressée. Et un peu repentante, si possible. Mais ça, il ne fallait pas trop y compter avec une Aes Sedai.
À ce rythme, qu’elles devaient pouvoir tenir, les sœurs seraient en ville dans dix jours. Assez de temps pour rencontrer deux fois Coiren, histoire que chaque délégation ait eu droit à trois audiences. Que Merana médite donc sur ça à son arrivée. Aucun avantage pour elle, la Tour Blanche en face… Et bien entendu, pas question de la laisser savoir que Rand aurait préféré plonger la main dans un nid de vipères plutôt que d’approcher de Tar Valon, surtout quand la Chaire d’Amyrlin avait pour nom Elaida.
Encore dix jours ! Et Rand était prêt à manger ses bottes si Merana, au terme d’une décade de plus, ne l’implorait pas d’accepter le soutien de Salidar en oubliant toutes ces absurdités au sujet de le guider ou de lui montrer le bon chemin. Alors, il pourrait enfin se concentrer sur Sammael.
Alors que Rand s’asseyait pour écrire à Coiren qu’il l’invitait à venir au palais avec deux sœurs, le lendemain, Lews Therin recommença à marmonner.
Oui, Sammael. Il faut le tuer, cette fois. Demandred, Sammael et tous les autres. Cette fois, je les aurai.
Rand entendit à peine le délire de son embarrassant compagnon.
51
La capture
De guerre lasse, Rand permit à Sulin de lui tenir sa veste pour qu’il l’enfile. Pour procéder autrement, il aurait dû arracher le vêtement des mains de l’Aielle. Comme d’habitude, celle-ci poussa la veste vers lui sans se soucier un instant de l’endroit où il tenait ses bras. Il s’ensuivit un petit ballet assez amusant, au milieu de la chambre.