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— Que voulez-vous dire ? demanda Rand.

— Pourquoi ces entraînements ? explicita Bashere. Et contre cinq adversaires ? Personne n’en affronte autant. C’est absurde ! Tôt ou tard, dans des mêlées de ce genre, vous finirez avec le crâne fracassé, même avec des épées en bois. Et tout ça pour rien…

— Jearom est un jour venu à bout de dix adversaires, lâcha Rand entre ses dents serrées.

Se tortillant dans son fauteuil, Bashere éclata de rire.

— Vous pensez vivre assez longtemps pour devenir l’égal du plus grand escrimeur de l’histoire ?

Un murmure rageur monta des Andoriens – une indignation feinte, Rand l’aurait parié – mais le Maréchal l’ignora superbement.

— Après tout, vous êtes ce que vous êtes…

Sans crier gare, Bashere se détendit comme un ressort. Le couteau qu’il avait dégainé en se « tortillant » vola droit vers le cœur de Rand.

Le jeune homme ne bougea pas un muscle. D’instinct, exactement comme il respirait, il se connecta au saidin, la moitié masculine de la Source Authentique. La souillure du Ténébreux vint avec le Pouvoir, immonde flot de pourriture qui tenta de l’emporter à la manière d’un torrent. Rand résista, chevauchant cette déferlante comme un homme qui se tient en équilibre au sommet d’une montagne en train de s’écrouler.

Canalisant un fin tissage d’Air, il l’enroula autour du couteau, qui s’immobilisa à un peu plus d’un pied de sa poitrine. Dans son cocon de Vide, coupé de toute émotion et à une distance respectable de ses propres pensées, Rand n’éprouva ni angoisse ni colère.

— Meurs ! cria Jarid.

Sa lame au clair, il se rua sur Bashere. Lir, Henren, Elegar et les autres seigneurs – même Nasin, bien qu’il parût prêt à la lâcher dans le même mouvement – dégainèrent leur épée et toutes les Promises, voilées de noir en un clin d’œil, braquèrent leurs lances sur Bashere.

Avant de tuer, les Aiels se voilaient toujours…

— Arrêtez ! cria Rand.

Tout ce petit monde lui obéit. Alors que les Andoriens ne cachèrent pas leur surprise, les Promises restèrent simplement figées sur la pointe des pieds. Une jambe toujours posée sur le bras de son siège, Bashere n’avait pas bronché, n’était qu’il s’était confortablement calé contre le dossier du fauteuil ornementé.

Rand saisit le couteau à manche de corne immobilisé en plein vol, puis il se coupa de la Source. Même avec la souillure qui lui déchirait les entrailles – et qui finirait un jour par le tuer, comme tout homme capable de canaliser – cette « séparation » était toujours un crève-cœur. Quand le saidin coulait en lui, sa vision et son ouïe étaient amplifiées. En un paradoxe qui le dépassait, lorsqu’il flottait dans son cocon de Vide, comme coupé de ses émotions et de ses sensations physiques, tous ses sens étaient comme magnifiés. En conséquence, sans le saidin, il avait souvent l’impression de n’être qu’à moitié vivant. Hélas, s’il restait des traces de la souillure, après qu’il eut canalisé, l’extase liée à cette expérience se dissipait totalement. Cette mortelle extase qui lui coûterait la vie s’il lui laissait gagner trop de terrain dans le combat impitoyable qui les opposait.

Rand avança vers Bashere en jonglant avec le couteau.

— Si j’avais été moins rapide d’une fraction de seconde, dit-il, je serais mort. Je pourrais vous tuer dans votre fauteuil, et aucune loi en Andor, ou n’importe où ailleurs, ne me donnerait tort…

Rand s’avisa qu’il s’apprêtait à exécuter le Maréchal. Une colère froide avait remplacé le saidin. Rien ne pouvait justifier le comportement de Bashere, même après quelques semaines passées à plus ou moins fraterniser…

Le Maréchal resta aussi calme que s’il était en train de se prélasser dans une cour de sa propre demeure.

— Ma femme n’aimerait pas ça… Et vous non plus, au bout du compte. Deira prendrait sans doute le commandement, et elle recommencerait à traquer Taim. Elle n’approuve pas que j’aie accepté de me rallier à vous.

Rand secoua la tête, le tranchant de sa colère un peu émoussé par la sérénité de son interlocuteur. Et par ses propos… Apprendre que tous les nobles et presque tous les officiers, parmi les neuf mille cavaliers du Saldaea, avaient amené leur épouse s’était révélé une sacrée surprise. Comment pouvait-on exposer ainsi sa femme au danger ? Rand n’aurait jamais agi ainsi, mais au Saldaea, c’était une tradition, sauf quand l’armée entrait en campagne dans la Flétrissure.

Rand évita de regarder les Promises. Des guerrières-nées, certes, mais également des femmes. Pourtant, il avait juré de ne pas les tenir éloignées du danger, même au risque de leur vie. Cela dit, il n’avait jamais juré d’aimer cette idée – qui lui déchirait le cœur – et rien ne lui interdisait de tenir parole sans éprouver le moindre enthousiasme. Mais ces derniers temps, il avait appris à faire ce qui s’imposait, même quand il se détestait à cause de ça…

Avec un soupir, il jeta au loin le couteau.

— Votre question, dit-il poliment. Pourquoi ?

— Parce que vous êtes ce que vous êtes…, répondit Bashere. Comme les hommes que vous rassemblez sont ce qu’ils sont, je suppose…

Dans son dos, Rand entendit des piétinements nerveux. Si fort qu’ils essaient, les Andoriens ne parvenaient pas à cacher l’horreur que leur inspirait son amnistie.

— Vous pouvez réussir chaque fois ce que vous venez de faire avec mon couteau, continua Bashere. (Il reposa sa jambe par terre et se pencha en avant.) Mais pour vous atteindre, un tueur devrait d’abord briser le cercle protecteur de vos Aielles. Et de mes cavaliers… Allons, si un assassin parvient à approcher de vous, gageons que ce ne sera pas un être humain… (Il écarta les mains et se radossa à son siège.) Si vous entraîner à l’épée vous amuse, ne vous gênez pas. L’exercice ne fait jamais de mal à un homme. Et il faut bien se divertir un peu… Mais ne vous faites pas ouvrir le crâne en deux. Trop de choses dépendent de vous, et je ne vois dans le coin aucune Aes Sedai susceptible de vous guérir.

Bashere sourit sous sa moustache.

— S’il vous arrivait malheur, je crains que nos amis andoriens se montrent soudain bien moins hospitaliers avec mes hommes et moi…

S’ils avaient rengainé leur lame, les seigneurs continuaient à foudroyer Bashere du regard. Et pas parce qu’il venait de passer à un cheveu de tuer Rand. D’habitude, et bien qu’il fût un officier étranger présent sur leur sol avec son armée, ils se gardaient bien de manifester de l’hostilité au Maréchal. À partir du moment où le Dragon Réincarné voulait qu’il soit là, ces gens se résignaient à sa présence, et ils auraient fait de même s’il s’était agi d’un Myrddraal. Mais si Rand changeait d’avis… Plus besoin de faire bonne figure ! Ces vautours qui auraient été prêts à dévorer Morgase, avant qu’elle meure, n’hésiteraient pas à déchiqueter Bashere s’ils en avaient l’occasion. Idem pour Rand, bien entendu…

Comme il était impatient d’être débarrassé de cette engeance !

La seule façon de vivre c’est de mourir…

La phrase avait comme explosé dans sa tête. On lui avait dit quelque chose comme ça un jour, dans des circonstances où il avait été obligé de le croire, mais cette pensée ne lui appartenait pas.