Sammael, oui ! caqueta Lews Therin. Mais d’abord, Demandred. Pour commencer, je me débarrasserai de lui, puis ce sera au tour de Sammael.
Si Lews Therin avait eu des mains, il se les serait frottées en jubilant. Mais Rand l’ignora.
— Sois respectueux…, souffla Sulin. À Caemlyn, tu n’as pas témoigné de respect aux Aes Sedai, et tu as vu le résultat. Les Matriarches… Je les ai entendues dire certaines choses. Tu dois être respectueux.
Un long silence, puis :
— Seigneur Dragon.
D’un coup d’épaules, Rand réussit enfin à enfiler sa veste.
— Min est arrivée ?
— Tu la vois quelque part ? Hum, seigneur Dragon…
Après avoir retiré un fil imaginaire sur la veste, Sulin commença à la boutonner. Cédant à la facilité, Rand baissa les bras et la laissa faire.
— Min arrivera quand elle arrivera, si elle arrive. Et Sorilea en aura fini avec elle quand elle en aura fini… (Sulin eut soudain l’air soupçonneuse.) Que lui veux-tu, à Min ? Quand même pas qu’elle te pince les fesses devant les Aes Sedai ? (Cet après-midi, pas de sourire sous cape.) Seigneur Dragon…
Rand dut faire un effort pour ne pas grogner. Tout allait à merveille, et maintenant… Sorilea savait pourtant qu’il avait besoin de Min plus encore que pour toutes ses audiences précédentes. Elle avait une chance de voir Coiren et deux autres émissaires de la tour, et il ne fallait surtout pas la laisser passer. Sorilea avait promis, pourtant…
Le jeune homme recula, mais Sulin le suivit, s’acharnant sur les boutons.
— Sulin, va chercher Min sous la tente de Sorilea, et ramène-la. Surtout, pas de questions ! Obéis, c’est tout.
L’Aielle parvint à sourire et à grincer des dents en même temps – un bel exploit.
— Aux ordres du seigneur Dragon.
Déployant sa jupe en un joli éventail, Sulin se fendit d’une révérence très appuyée – sans s’emmêler les pinceaux, en plus de tout.
— Combien de temps ? demanda Rand tandis qu’elle s’éloignait.
Inutile de préciser de quoi il parlait. À voir sa légère hésitation, l’Aielle avait compris.
D’ailleurs, elle répondit d’un ton calme et ferme :
— Jusqu’à ce que mon humiliation compense la leur…
Un instant, Rand eut en face de lui la bonne vieille Sulin – avec les cheveux plus longs –, mais après l’avoir regardé dans les yeux, elle reprit son masque de soumission.
— Si le seigneur Dragon veut bien m’excuser, pour exécuter son ordre, il va falloir que je me dépêche.
Joignant le geste à la parole, Sulin releva l’ourlet de sa jupe et sortit en trombe. Du coup, Rand dut finir de boutonner sa veste.
Pour être franc, il se sentait bien. Sauf en ce qui concernait Min. Sorilea avait promis ! Et Min aussi. Quand il aurait éludé les inévitables questions de Coiren sur son éventuel retour à Tar Valon, escorté par les sœurs, il ordonnerait à Min de s’asseoir, et… Et quoi ? Il ne savait pas trop. Mais Alanna était d’un jour plus proche… Après avoir écouté Coiren, pas trop longtemps, il irait s’entraîner à l’épée pendant une heure.
Demandred ! couina Lews Therin. Il voulait Ilyena !
Comme toujours, penser à sa bien-aimée arracha des sanglots et des gémissements – heureusement lointains – à l’étrange spectre.
Ilyena ! Ilyena ! Par la Lumière !
Rand alla chercher son sceptre dans l’antichambre. Se demandant avec qui Coiren viendrait, il grimpa sur l’estrade et s’assit dans son grand fauteuil histoire de ne pas faire nerveusement les cent pas. Pas à cause des Aes Sedai, mais de Min. Elle savait qu’il avait besoin d’elle !
Un des battants de la porte s’ouvrit soudain pour laisser passer une femme. Mais pas celle qu’il espérait.
— Car’a’carn, les Aes Sedai sont là, annonça Chiad.
Dans sa bouche, le titre sonnait bizarrement, comme si elle doutait qu’un habitant des terres mouillées puisse être le chef de tous les chefs – ou comme si elle avait toujours du mal à voir en Rand le fils d’une Promise.
Rand hocha la tête, se redressa sur son siège et posa bien droit sur son genou le Sceptre du Dragon.
— Fais-les entrer.
Min allait entendre parler de cette affaire ! Consacrer tout son temps aux Matriarches !
Coiren passa la première, glissant sur le sol comme un cygne quelque peu rondelet et bouffi de son importance. Galina la suivait, une autre femme aux cheveux noirs et au visage sans âge lui emboîtant le pas. Les trois sœurs portaient du gris, sans doute parce que c’était la couleur idéale pour qu’on ne voie pas la poussière.
À la grande surprise de Rand, comme la fois précédente, des servantes en capeline légère se présentèrent derrière les Aes Sedai. Douze exactement, compta Rand, haletant sous le poids de deux grands coffres cerclés de cuivre. Si certaines de ces femmes regardèrent le Dragon Réincarné, la plupart gardèrent la tête baissée – par respect, ou à cause de l’effort qu’elles produisaient.
Rand eut du mal à étouffer un sourire. Ainsi, ces femmes pensaient vraiment pouvoir l’acheter ?
— Dommage que votre sœur verte ne soit pas là, lâcha Galina.
Rand cessa d’observer les domestiques. Les trois sœurs le fixaient intensément. Comment pouvaient-elles être au courant, au sujet d’Alanna ?
Pas le temps de s’appesantir sur le sujet. Tandis que la sœur parlait, Rand avait senti sa peau picoter.
La fureur explosa en lui, et au même instant, en Lews Therin. Du coup, le jeune homme dut lui arracher le saidin au vol. Une colère blanche vint percuter le cocon de Vide, mêlée à une marée de mépris envers Coiren, Galina et la troisième sœur, qui qu’elle soit.
Alors que la mâchoire ronde de Coiren, pointée en avant, exprimait une inébranlable détermination, ses deux compagnes affichaient un rictus mauvais. Trois sœurs aussi idiotes que Merana et compagnie !
Le bouclier qui isola Rand de la Source le fit penser à la brusque fermeture d’une écluse. Le flux de saidin disparut, ne laissant derrière lui que le goût immonde de la souillure. À côté de ce cataclysme, l’air qui se solidifiait autour de lui, des chevilles jusqu’à la tête, semblait sans importance.
Ce bouclier ne pouvait pas exister ! Trois femmes ne pouvaient pas l’isoler de la Source ainsi, une fois qu’il s’était connecté au saidin. Ou il aurait fallu qu’elles soient aussi puissantes que Semirhage, Mesaana ou…
Rand lutta contre ce mur invisible pour atteindre la Source. Alors qu’il le martelait mentalement, Lews Therin se mit de la partie. L’un d’eux devait réussir à se connecter au saidin. Contre trois femmes seulement, ils ne pouvaient pas être vaincus.
Quelques secondes après la mise en place du bouclier, une des servantes vint se camper à côté de Galina. Rand sentit le sang refluer de son visage. Quatre visages sans âge le regardaient désormais.
— Il est bien dommage que nous ayons dû en arriver là, dit Coiren d’un ton calme mais sonore, comme si elle s’était adressée à une assemblée plutôt qu’à un seul homme. J’aurais préféré que vous veniez à Tar Valon de votre gré, mais il m’est apparu que vous n’en aviez aucune intention. Je suppose que vous avez eu des contacts avec ces pauvres idiotes qui ont fui la tour après que Siuan Sanche eut été calmée. Avez-vous cru qu’elles pouvaient vous offrir quoi que ce soit ? Face à la Tour Blanche ?
Ses yeux étant tout ce qu’il pouvait bouger, Rand les fit glisser sur les servantes, qui s’affairaient autour d’un des coffres. Après l’avoir ouvert, elles en sortaient une sorte d’étroite civière. Toutes ces femmes étaient des sœurs, comprit Rand. Certaines avaient l’air très jeunes parce qu’elles ne devaient pas porter le châle depuis très longtemps. C’étaient celles-là qui l’avaient regardé afin d’endormir sa méfiance, les autres baissant la tête pour qu’il ne les identifie pas. Quinze Aes Sedai en tout ! Treize pour s’unir et tisser un bouclier que nul homme ne pouvait briser, et deux pour l’emprisonner dans un réseau d’Air.