Treize pour…
Dans la tête de Rand, Lews Therin s’enfuit en hurlant.
Galina retira le sceptre de la main de Rand et l’observa pensivement.
— C’est moi qui commande, à présent, Coiren. (Pas un instant, l’Aes Sedai ne daigna regarder Rand, comme s’il avait été un élément du fauteuil.) C’était prévu ainsi : dans ce cas de figure, la direction des opérations devait revenir à l’Ajah Rouge. (Elle tendit le sceptre à l’autre sœur aux cheveux noirs.) Mets cet objet quelque part, Katerine. Ça fera un petit souvenir amusant pour la Chaire d’Amyrlin.
L’Ajah Rouge… Le visage ruisselant de sueur, Rand implora que quelqu’un ait la bonne idée d’entrer. Des Matriarches, Sulin, n’importe qui capable de lancer un cri d’alarme. Treize Aes Sedai et l’Ajah Rouge aux commandes. S’il avait pu ouvrir la bouche, Rand aurait volontiers hurlé à la mort.
Bain releva les yeux, surprise, lorsque la double porte se rouvrit. Rand al’Thor venait à peine de recevoir les Aes Sedai, et…
Avisant les servantes qui sortaient avec les coffres, la Promise se détendit un peu. Une des deux sœurs aux cheveux noirs venant se camper devant elle, Bain se redressa prestement. Sans vraiment savoir que penser sur les histoires que lui avaient racontées d’autres Promises à Caemlyn – des secrets que seuls les chefs et les Matriarches détenaient jusque-là –, il lui sembla que cette sœur savait absolument tout sur l’infamante trahison des Aiels, en des temps reculés. Comme hypnotisée, Bain eut très vaguement conscience que l’autre Aes Sedai aux cheveux noirs se tenait face à Chiad tandis que la troisième sœur s’éloignait à la tête de la petite colonne de domestiques portant les coffres.
Un moment, Bain se demanda si la sœur qui la regardait allait la tuer pour lui faire expier la faute de son peuple. Si elles avaient eu l’intention de tuer, ces femmes n’auraient sûrement pas attendu si longtemps, mais le regard de celle-ci était si dur qu’il ne pouvait présager que la mort.
Bain ne craignait pas la fin – à condition d’avoir le temps de se voiler avant.
— Il semble que le jeune maître al’Thor ait l’habitude d’arriver en coup de vent à Cairhien et d’en repartir de la même façon, dit froidement l’Aes Sedai. Nous n’avons pas l’habitude qu’on nous fasse faux bond ainsi. S’il revient d’ici à quelques jours, nous reviendrons aussi. Sinon… Eh bien, notre patience a des limites.
Les deux sœurs se détournèrent et suivirent les porteuses de coffres.
Bain et Chiad se consultèrent du regard puis se ruèrent dans les appartements de Rand al’Thor.
— Comment ça, il est parti ? demanda Perrin.
Les oreilles de Loial se tendirent dans la direction du jeune humain, mais ses yeux restèrent rivés sur le plateau de jeu. Comme ceux de Faile… Dont le parfum… Eh bien, Perrin était incapable de distinguer quoi que ce soit dans cette cacophonie d’odeurs. Et ça lui donnait envie de se mordre les mains de rage.
— Ça lui arrive à l’occasion, fit Nandera en haussant les épaules.
Les bras croisés, le visage de marbre, elle semblait calme, mais son odeur trahissait une sourde irritation.
— Parfois, il file sans même une Promise pour surveiller ses arrières, et il revient une demi-journée après. Bien entendu, il pense que nous ne nous en apercevons pas. J’ai cru que vous sauriez où il a fichu le camp.
Quelque chose dans le ton de la Promise indiqua à Perrin qu’elle avait l’intention de suivre Rand, si elle savait où aller.
— Non, je n’en ai aucune idée.
— Concentre-toi sur le jeu, Loial…, souffla Faile. Tu ne voulais sûrement pas placer une pierre à cet endroit.
En ce jour, Perrin avait décidé de ne pas lâcher Faile d’un pouce. Tôt ou tard, elle serait bien obligée de lui parler. De plus, si elle le voyait avec sa femme, Berelain lui ficherait sans doute la paix.
De fait, la harceleuse ne s’était pas montrée. Mais dès qu’elle avait compris que son mari n’irait pas chasser, Faile avait intercepté Loial sur le chemin de la bibliothèque, le forçant à disputer d’interminables parties de pierre avec son homme. Sans piper mot, bien entendu…
Où que soit Rand, Perrin aurait donné cher pour lui tenir compagnie.
Étendu sur le dos, Rand fixait sans les voir les poutres de la cave. S’il n’était pas très large, le lit disposait de deux matelas de plume superposés, d’oreillers bourrés de duvet d’oie et de draps en lin. Une petite table et une chaise massive complétaient le mobilier. Rien d’extraordinaire, mais du solide.
Après avoir été transporté dans un des coffres, Rand avait mal partout. Alors que le Pouvoir l’avait sans difficulté plié en deux, la tête entre les genoux, de banales cordes avaient suffi pour le saucissonner.
Un grincement de métal contre du métal attira son attention. Galina venait d’utiliser une grande clé pour ouvrir un guichet dans la cage de fer qui entourait le lit, la table et la chaise. Une femme aux cheveux grisonnants et au visage ridé passa un bras à l’intérieur de la cage, posa sur la table un plateau couvert d’un morceau de tissu et recula comme si elle s’était brûlée.
— Je veux que tu sois en bonne santé quand je te livrerai à la tour, dit Galina en refermant le guichet. (Désormais, le tutoiement était de rigueur…) Mange, ou nous te gaverons !
Rand s’intéressa de nouveau aux poutres. Autour de la cage, six Aes Sedai assises sur des chaises maintenaient le bouclier. Rand, lui, conservait le Vide, au cas où ces femmes relâcheraient leur attention, mais il ne se précipitait pas contre la barrière. Quand elles l’avaient poussé dans cette cage, il avait essayé, suscitant l’hilarité des sœurs qui s’en étaient aperçues. Désormais, il essayait au contraire d’atteindre le saidin, un vortex de glace et de feu qui restait invisible à la périphérie de sa vision. Mais il se heurtait immanquablement au mur invisible qui le coupait de la Source – ensuite, il glissait tout au long, pour tenter de trouver une faille.
Au bout d’un moment, il avait découvert un endroit où le « mur » semblait se transformer en six… points. Cet obstacle l’arrêtait tout aussi bien, mais il était composé de six éléments, pas d’un seul, et il s’agissait indubitablement de points.
Depuis quand était-il ici ? Une sorte de torpeur, semblable à un linceul gris, l’avait coupé du temps, l’engluant dans une mortelle léthargie. Sans nul doute, sa détention durait depuis assez longtemps pour qu’il ait faim, mais le Vide filtrait ses sensations, le privant de tout intérêt pour la bonne odeur de ragoût et de pain chaud qui montait du plateau malgré le carré de tissu. Et se lever lui semblait un effort surhumain…
Jusque-là, douze Aes Sedai s’étaient relayées autour de la cage – aucune dont il ait aperçu les traits avant de se retrouver dans cette cave. Combien y en avait-il dans la maison ? Plus tard, cette donnée pourrait être importante. Pour commencer, où était cette maison ? Dans le coffre, il n’avait pas réussi à évaluer la distance qu’on lui faisait parcourir – dans un chariot ou une charrette, vu la manière dont il avait été secoué.
Pourquoi avait-il oublié le conseil de Moiraine ? Ne se fier à aucune Aes Sedai, jamais ! Mais quand six sœurs canalisaient la quantité de saidar nécessaire à maintenir un tel bouclier, n’importe quelle femme un tant soit peu puissante dans le Pouvoir devait le sentir. Il suffisait qu’Amys, Bair ou une autre passe dans la rue et s’étonne… Sans nul doute, au palais, on devait avoir remarqué qu’il avait disparu en même temps que Coiren s’en allait. Oui, qu’une Matriarche passe dans la rue, et…