Le déguisement était parfait. Dommage qu’il ait fallu transpirer pour renforcer l’illusion… Grâce à l’ajout de tissages d’Esprit encore plus complexes, l’aptitude à canaliser d’Elayne n’était plus repérable par une sœur. Ainsi, le matin même, alors qu’elle sortait du palais, elle avait pu croiser Merilille sans risquer d’être reconnue. Depuis, elle conservait cette protection, car Vandene et Adeleas s’aventuraient très souvent de ce côté du fleuve, ces derniers temps.
Bien entendu, les vêtements ne faisaient pas partie de l’illusion. Pour se fondre dans le décor, les deux femmes avaient choisi des robes de laine fatiguées « ornées » aux manches et au cou de broderies plus qu’à moitié effilochées. Leur chemisier et leurs bas étaient aussi en laine, la Fille-Héritière se plaignant de démangeaisons. Tylin avait fourni les tenues, plus une avalanche de conseils et les fourreaux blancs des deux couteaux de mariage. Les femmes mariées, semblait-il, risquaient moins d’être défiées que les célibataires, et les veuves qui refusaient de reprendre un époux ne risquaient rien du tout. Bien entendu, l’âge aidait aussi. Qui aurait lancé un défi à une grand-mère aux cheveux gris ? Même s’il n’était pas impensable qu’elle en lance de son côté…
— Je crois que nous devrions entrer, dit Elayne.
Une main sur le manche du couteau glissé dans sa ceinture, Birgitte passa devant son Aes Sedai et poussa la porte qu’on ne s’était même pas donné la peine de peindre. Derrière, les deux femmes trouvèrent un couloir obscur avec des portes sur les deux côtés et, au fond, un étroit escalier en briques écaillées. Elayne retint de justesse un soupir de soulagement.
Avec ou sans fourreau blanc, entrer dans un immeuble où on n’habitait pas, à Ebou Dar, était un excellent moyen pour se retrouver au milieu d’une rixe à l’arme blanche. Poser des questions ou fouiner partout donnait à peu près le même résultat. Tylin avait mis les quatre femmes en garde à ce sujet. Du coup, le premier jour, elles s’étaient contentées de s’aventurer dans des auberges – uniquement reconnaissables à leur porte bleue – en racontant qu’elles cherchaient à acheter des vieilleries de grenier afin de les retaper puis de les vendre. Afin de couvrir plus de terrain, Elayne avait fait équipe avec Birgitte tandis que Nynaeve formait un binôme avec Aviendha.
En deux tentatives, dans des salles communes obscures et sinistres, Birgitte avait dû pousser d’urgence son Aes Sedai dehors – et à chaque occasion, après avoir dû dégainer ses armes. La seconde fois, Elayne avait dû avoir recours au saidar – très brièvement – pour faire tomber deux furies qui les avaient poursuivies jusque dans la rue. Et malgré cette précaution, Birgitte avait assuré que quelqu’un les avait suivies durant tout le reste de la journée.
Nynaeve et Aviendha avaient connu le même genre de difficultés. L’ancienne Sage-Dame avait même dû frapper une femme avec un tabouret. Depuis, les quatre « exploratrices » ne posaient plus de questions, même anodines, et chaque fois qu’elles passaient une porte, elles imploraient la Lumière de ne pas se retrouver en face d’une lame.
Non sans regarder fréquemment derrière elle, Birgitte monta les marches en première position. Dans l’air, des odeurs de cuisson se mêlaient de façon peu ragoûtante à la puanteur habituelle du Rahad. Le bébé ne pleurait plus, mais une femme, quelque part, s’était mise à crier. Au deuxième étage, un homme aux larges épaules, torse nu, ouvrit une porte juste au moment où elles arrivaient. Birgitte le foudroyant du regard, il leva les mains, paumes ouvertes, puis recula, rentra chez lui et referma le battant d’un coup de pied.
Au dernier niveau, où aurait dû être le grenier, s’il s’était agi du bon immeuble, une femme étique assise sur un tabouret dans l’encadrement de sa porte – sans doute pour profiter du peu d’air qui circulait dans le couloir – était en train d’affûter son couteau. Quand elle tourna la tête vers les intruses, sa lame cessa d’aller et de venir sur l’aiguisoir. Tandis qu’Elayne et sa compagne battaient en retraite vers l’escalier, elle ne les quitta pas des yeux, et le grincement ne recommença pas avant qu’elles aient atteint le pied de cette volée de marches.
Là, Elayne s’autorisa un soupir de soulagement. Une chance que Nynaeve n’ait pas accepté de parier. Dix jours ! Qu’elle avait donc été bête ! Depuis qu’elle s’était stupidement vantée, onze jours avaient passé. Onze jours à avoir le sentiment de traîner dans la même rue du matin au soir, sans découvrir l’ombre d’un indice menant à la coupe. Par moments, les quatre femmes étaient restées au palais histoire de se changer un peu les idées. De quoi enrager ! Au moins, Vandene et Adeleas n’obtenaient pas plus de résultats. Pour autant qu’en savait Elayne, absolument personne, dans ce quartier, n’était disposé à dire un mot à une Aes Sedai. Dès qu’ils comprenaient à qui ils avaient affaire, les gens fuyaient à toutes jambes. Elayne avait vu deux femmes tenter de poignarder Adeleas, sûrement pour détrousser une idiote capable de se balader en robe de soie dans le Rahad. Le temps que la sœur marron ait entortillé les deux furies dans un tissage d’Air, les faisant léviter jusqu’à une fenêtre, deux étages plus haut, puis la leur faisant traverser, il n’y avait plus eu âme qui vive dans le périmètre.
Quoi qu’il arrive, la Fille-Héritière n’était nullement disposée à laisser les deux sœurs tirer les marrons du feu.
Une fois revenue dans la rue, elle eut une nouvelle occasion de se rappeler qu’enrager n’était pas la pire chose qui pouvait arriver à quelqu’un dans le Rahad. Juste devant elle, un type élancé, du sang sur sa chemise et un couteau à la main, venait de jaillir d’un immeuble. Dans le même mouvement, il se retourna pour faire face au gaillard qui le suivait. Alors que les duellistes se testaient, arme pointée, une petite foule se massa autour d’eux pour assister au spectacle. Si personne n’aurait couru pour voir ça, tant c’était commun, nul non plus n’aurait passé son chemin.
Elayne et Birgitte se placèrent à l’écart, mais sans s’éloigner. Ici, partir aurait attiré l’attention sur elles – la dernière chose qu’elles voulaient. Rester impliquait d’observer, mais Elayne parvint à river son regard au-delà des deux types, ne voyant plus que de vagues mouvements. Soudain, ceux-ci s’arrêtèrent. Se forçant à regarder, la Fille-Héritière vit que l’homme à la chemise ensanglantée brandissait triomphalement son couteau rouge de fluide vital. Son adversaire, étendu dans la poussière, agonisait à moins de vingt pas des deux femmes.
Elayne avança d’instinct. Même si elle n’était pas experte en guérison, loin de là, un peu d’aide valait mieux que rien quand on était en train de saigner à mort. Et quant à l’opinion qu’on avait ici sur les Aes Sedai, eh bien, que la Fosse de la Perdition l’emporte ! Mais avant que la Fille-Héritière ait pu faire un deuxième pas, une autre femme vint s’agenouiller à côté du moribond. À peine plus âgée que Nynaeve, elle portait une robe bleue à ceinture rouge en un peu meilleur état que la moyenne des tenues, dans le Rahad. Voyant le vainqueur du duel en rabattre un peu, Elayne crut d’abord qu’il s’agissait de la petite amie du vaincu. Alors qu’aucun curieux ne s’éloignait, attendant la suite, la femme retourna le blessé sur le dos.