Quand Elayne eut disparu, l’ancienne Sage-Dame se tourna vers Egwene.
Constatant que la robe de son interlocutrice avait changé – un modèle de soie bleue, très décolleté –, la Chaire d’Amyrlin de Salidar devina aussitôt pourquoi. Les fleurs qui apparurent dans les cheveux de Nynaeve, des rubans décorant sa natte – comme pour un mariage, dans son lointain territoire natal –, avaient de quoi émouvoir un cœur enclin au romantisme.
— As-tu eu des nouvelles de Lan ?
— Non, Nynaeve… Désolée, j’aurais aimé t’en dire plus, mais je suis sûre qu’il est en vie. Et qu’il t’aime autant que tu l’aimes.
— Bien sûr qu’il est en vie ! Et s’il en est autrement, gare à lui ! Je veux qu’il soit à moi. En fait, il l’est, et je ne l’autoriserai pas à mourir.
Quand Egwene se réveilla dans la pénombre, elle vit que Siuan était assise à côté de son lit de camp.
— C’est fait, Siuan ?
L’aura du saidar enveloppa l’ancienne Chaire d’Amyrlin tandis qu’elle tissait autour des deux femmes une protection contre les oreilles indiscrètes.
— Sur les six sœurs qui prendront la relève à minuit, trois seulement ont des Champions – et ceux-ci seront de garde sur le périmètre du camp. Ces braves femmes se régaleront d’une infusion à la menthe additionnée d’un… produit… qu’elles ne devraient pas détecter.
Egwene ferma les yeux un instant.
— Est-ce que j’agis comme il faut ?
— C’est à moi que tu le demandes ? s’étrangla Siuan. Mère, j’ai fait ce que tu m’as ordonné. Mais si ça ne tenait qu’à moi, je préférerais sauter dans un banc de brochets affamés plutôt que d’aider un tel homme à s’évader.
— Elles l’apaiseront, Siuan…
Egwene avait déjà étudié la question sous tous les angles avec Siuan, mais elle avait besoin de revoir tout ça seule, afin de se convaincre qu’elle ne commettait pas une terrible erreur.
— Sheriam elle-même n’écoute plus Carlinya. Quant à Lelaine et Romanda, elles sont pour cette solution. Au bout du compte, ça arrivera, à moins que quelqu’un mette à exécution la suggestion de Delana. Je ne couvrirai pas un meurtre. Si nous ne pouvons pas juger un homme et l’exécuter, nous n’avons aucun droit de nous arranger pour qu’il meure. Je ne permettrai pas qu’on tue Logain, et je refuse qu’on l’apaise. Si Merana s’est débrouillée pour énerver Rand, ça jetterait encore de l’huile sur le feu. J’aimerais seulement être sûre que Logain ira rejoindre Rand, au lieu de partir pour la Lumière seule sait où, afin d’y faire la Lumière seule sait quoi ! Au moins, s’il est avec Rand, nous aurons la possibilité de le contrôler de loin.
— L’étole pèse aussi lourd que trois hommes en pleine forme, voilà ce que j’ai toujours pensé, soupira Siuan. La Chaire d’Amyrlin doit rarement prendre des décisions faciles, et l’incertitude est son pain quotidien. Fais ce qui s’impose, et paie le prix si tu te trompes. Parfois, tu le paieras même quand tu ne te seras pas trompée.
— Il me semble avoir déjà entendu ça…, fit Egwene avec un petit rire. (Elle se rembrunit vite.) Siuan, assure-toi qu’il ne blesse personne en s’enfuyant.
— À tes ordres, mère.
— C’est affreux, murmura Nisao. Myrelle, si ça finit par se savoir, la réprobation suffira à vous pousser à l’exil. Et moi avec ! Il y a quatre cents ans, ça serait passé inaperçu, mais de nos jours, il n’en sera pas ainsi. Certains parleront même d’un crime…
Myrelle se félicita que la lune soit cachée par des nuages. Au moins, ça dissimulait sa grimace. Elle était capable de se charger de la guérison, mais Nisao avait appris à traiter les maladies de l’esprit, des affections sur lesquelles le Pouvoir n’avait aucune influence. Même si elle n’était pas sûre qu’on puisse parler de maladie dans le cas présent, Myrelle était prête à recourir à tous les outils disponibles. Que Nisao dise ce qui lui chantait ! Plutôt que de manquer une occasion d’approfondir ses connaissances, Myrelle aurait préféré se couper une main.
Elle le sentait approcher dans la nuit. Le camp était très loin, les soldats aussi, et autour des deux sœurs, il n’y avait que quelques arbres.
Myrelle sentait le Champion depuis l’instant où le lien lui avait été transféré – le « crime » qui inquiétait tant Nisao. Un Champion « légué » à une Aes Sedai par une autre, et sans son consentement. Nisao avait raison sur un point : il faudrait que ça reste secret aussi longtemps que possible.
Myrelle sentait les blessures de son Champion, certaines presque guéries et d’autres encore fraîches. Il y avait des infections – de graves infections. Il n’était pas en état de chercher à se battre. En revanche, il n’avait pas pu éviter de venir à elle, exactement comme un rocher qui dévale une montagne ne peut s’empêcher de finir à son pied. Cela dit, même dans son état, il ne se serait pas écarté d’un pas pour éviter une bataille.
Myrelle l’avait senti voyager de très loin, sur une piste souillée de sang – son sang ! Traversant le Cairhien, l’Andor, le Murandy et maintenant l’Altara, il s’était frayé un chemin parmi les rebelles, les brigands, les pillards et les fidèles du Dragon. Telle une flèche fondant sur sa cible, il avait avancé vers elle, taillant en pièces tout homme armé qui se dressait sur son chemin. Et même lui, il n’avait pas pu s’en tirer sans y laisser des plumes. Additionnant mentalement ses blessures, Myrelle s’étonna qu’il soit encore en vie.
Un bruit de sabots retentit. Quelques instants plus tard, Myrelle distingua le destrier noir qui avançait au pas dans la nuit. Un cheval d’obscurité monté par une ombre ! Sans nul doute, le Champion portait sa cape-caméléon.
Le cheval s’arrêta à quelque cinquante pas de Myrelle.
— Tu n’aurais pas dû envoyer Nuhel et Croi à ma recherche, lança le cavalier toujours invisible. J’ai failli les tuer avant de les avoir reconnus. Avar, sors de derrière cet arbre, je t’ai repéré !
Sur la droite, la nuit elle-même sembla bouger. Avar aussi portait sa cape, et il ne s’attendait pas à être repéré.
— C’est de la folie…, souffla Nisao.
— Silence ! siffla Myrelle.
Puis elle appela, un peu plus fort :
— Approche !
Le destrier ne broncha pas. Un chien-loup en deuil de son ancienne maîtresse ne venait jamais volontiers se coucher aux pieds de la nouvelle. Très délicatement, Myrelle tissa un filament d’Esprit qui entra en contact avec la partie de l’homme où se nichait le lien. Il fallait agir subtilement. S’il s’en apercevait, le Créateur seul savait quelle tempête ça risquait de déchaîner.
— Approche…
Cette fois, le destrier avança, puis son cavalier sauta à terre et finit le trajet à pied. Une montagne d’homme, son visage de pierre semblant plus angulaire que jamais dans la pénombre.
Quand il se campa devant elle, la regardant de toute sa hauteur, Myrelle vit la mort dans les yeux bleus glaciaux de Lan Mandragoran. Que la Lumière lui vienne en aide ! Comment allait-elle faire pour le garder en vie assez longtemps ?
53
La Fête des Lumières
Exaspéré, Perrin dut se rendre à l’évidence : se frayer un chemin parmi les gens qui dansaient dans les rues de Cairhien était impossible.
Une chaîne de danseurs passa à côté du jeune homme. Emmenée par un type au grand nez, torse nu, qui jouait de la flûte, elle se terminait sur une petite femme rondelette qui riait aux éclats. Lâchant d’une main la taille du type qui la précédait, elle tenta d’entraîner Perrin dans la farandole. Bien entendu, il secoua violemment la tête. Effrayée par ses yeux jaunes ou par son expression sinistre, la fêtarde se rembrunit et se laissa tirer au loin. Mais elle regarda par-dessus son épaule jusqu’à ce que la foule l’ait enfin avalée.