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Je dois mourir. La mort, voilà tout ce que je mérite…

Se détournant de Bashere, Rand se prit la tête à deux mains.

Le Maréchal se leva d’un bond et saisit Rand par l’épaule, bien que celle-ci soit un bon demi-pied plus haut que le sommet de son crâne.

— Que vous arrive-t-il ? Ce coup vous a pour de bon fracassé la tête ?

— Je vais très bien…

Rand laissa retomber ses mains. Ce n’était jamais douloureux, mais avoir dans son esprit les pensées de quelqu’un d’autre faisait toujours un choc. Bashere n’était pas le seul à avoir réagi. Toutes les Promises le lorgnaient du coin de l’œil, tout particulièrement Enaila et la blonde Somara, la plus grande du groupe. Quand elles ne seraient plus de service, ces deux-là lui apporteraient sans doute quelque infusion bienfaisante, le foudroyant du regard jusqu’à ce qu’il ait enfin consenti à boire.

Elenia, Naean et les autres Andoriens fixaient Rand, le souffle court. Tirant sur le devant de leur veste ou de leur robe, tous devaient se demander, terrorisés, s’ils n’assistaient pas aux premières manifestations de la folie qui le guettait.

— Je vais bien, répéta-t-il plus fort.

Seules les Promises se détendirent, Enaila et Somara respirant un peu mieux.

Les Aiels se fichaient comme d’une guigne du Dragon Réincarné. Pour eux, Rand était le Car’a’carn, destiné selon les prophéties à les unir et à les briser. Ils l’admettaient sans discuter, même si ça les inquiétait, et il en allait de même avec sa capacité de canaliser le Pouvoir et tout ce qu’elle impliquait d’autre.

Les autres peuples – ceux des terres mouillées, songea-t-il, ironique – lui donnaient du « Dragon Réincarné » sans jamais se demander ce que ça signifiait vraiment. Pour eux, il était la réincarnation de Lews Therin Telamon, le Dragon qui, plus de trois mille ans auparavant, avait fermé la Brèche dans la prison du Ténébreux et mis fin à la Guerre des Ténèbres. Par la même occasion, ces événements avaient aussi mis un terme à l’Âge des Légendes. Mais lorsque la dernière contre-attaque du Ténébreux avait souillé le saidin, tous les hommes capables de canaliser avaient sombré dans la folie, à commencer par Lews Therin et ses Cent Compagnons.

Les gens l’appelaient le Dragon Réincarné sans jamais se douter qu’il y avait probablement en lui une part de Lews Therin au moins aussi démente, et peut-être plus, qu’à l’époque où il avait donné naissance à l’Ère de la Folie et provoqué la Dislocation du Monde. Lews Therin… aussi fou que les Aes Sedai mâles qui avaient altéré la face du monde au point qu’il en devienne méconnaissable.

Le processus avait été très lent. Mais plus Rand en avait appris sur le Pouvoir de l’Unique, gagnant en puissance dans la maîtrise du saidin, plus la voix de Lews Therin était devenue forte dans sa tête, le contraignant à lutter pour que les pensées d’un mort ne finissent pas par dominer les siennes. Entre autres raisons, ça expliquait son goût pour les exercices d’escrime. Quand il agissait d’instinct, sans penser, une sorte de barrière invisible l’aidait à rester plus aisément lui-même.

— Nous devons trouver une Aes Sedai…, marmonna Bashere. Si ces rumeurs sont vraies… Que la Lumière me brûle ! Nous n’aurions jamais dû laisser partir celle que nous avions sous la main.

Après que Rand et ses Aiels se furent emparés de la capitale, beaucoup de gens avaient fui, le palais lui-même se vidant presque en vingt-quatre heures. Parmi ces fugitifs, il y avait des personnes que le jeune homme aurait aimé retrouver, parce qu’elles l’avaient aidé, mais toutes avaient disparu. Et ça continuait… Au nombre de ces « désertions », on comptait celle d’une Aes Sedai si jeune que son visage n’avait pas encore pris la « patine » sans âge typique chez toutes les sœurs. L’ayant localisée dans une auberge, des hommes de Bashere avaient signalé sa présence, mais dès qu’elle avait su qui était Rand, elle s’était enfuie en hurlant. Au propre, pas au figuré… Le jeune homme n’avait même jamais su le nom de son Ajah. Selon certaines rumeurs, une autre Aes Sedai était restée quelque part en ville. Mais des centaines de bruits couraient à Caemlyn – des milliers, plus vraisemblablement –, tous aussi faux les uns que les autres. Inutile d’espérer que l’un d’eux conduise pour de bon à une Aes Sedai…

Des éclaireurs aiels avaient par ailleurs vu plusieurs sœurs passer à distance de Caemlyn – avec l’air pressé des gens qui ont une destination urgente – et aucune n’avait manifesté l’intention d’entrer dans une ville tombée sous la coupe du Dragon Réincarné.

— Le cas échéant, pourrais-je me fier à une Aes Sedai ? demanda Rand. Ce n’était qu’une migraine… Ma caboche n’est pas assez dure pour ne pas me faire mal quand on lui cogne dessus.

Bashere eut un ricanement assez fort pour faire onduler son épaisse moustache.

— Que votre crâne soit solide ou non, vous aurez tôt ou tard besoin de vous fier aux Aes Sedai. Sans elles, vous n’obtiendrez jamais le ralliement de toutes les nations, sauf à les conquérir les unes après les autres. Les peuples attendent ce signe-là. Même s’ils entendent dire que vous avez accompli un tombereau de prophéties, certains auront besoin que les Aes Sedai vous aient en quelque sorte « estampillé ».

— Je ne me déroberai pas s’il faut combattre, et vous le savez… Même si Ailron m’accepte en Amadicia, les Capes Blanches ne m’y accueilleront pas à bras ouverts, et Sammael n’abandonnera pas l’Illian sans résistance.

Sammael, Rahvin, Moghedien et…

Non sans peine, Rand chassa cette pensée de son esprit. Ces intrusions étaient toujours inattendues, et les combattre ne se révélait pas aisé.

Entendant un bruit sourd, Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Arymilla gisait sur les dalles et Karind s’était agenouillée près d’elle pour lui tirer la jupe sur les chevilles et lui frictionner les poignets. Elegar titubait comme s’il risquait lui aussi de tomber dans les pommes. De leur côté, Nasin et Elenia ne paraissaient guère plus vaillants. Les autres oscillaient entre teint blême et carrément verdâtre… La moindre mention des Rejetés pouvait avoir cet effet, surtout depuis que Rand avait appris à ces gens que le « seigneur Gaebril » était en réalité Rahvin. L’avaient-ils cru ? Il ne l’aurait pas juré, mais cette simple possibilité suffisait à les faire défaillir… De plus, ils se demandaient pourquoi ils étaient encore vivants. Et pour être franc, si Rand avait pensé qu’ils étaient consciemment complices du Rejeté…

Non, s’ils étaient tous des Suppôts des Ténèbres, tu les utiliserais quand même.

Parfois, il se dégoûtait tant qu’il aurait été pour de bon prêt à mourir.

Au moins, il disait la vérité. Parce qu’elles redoutaient que ça sème la panique, les Aes Sedai tentaient de cacher aux gens que les Rejetés arpentaient le monde. Lui, il essayait de répandre la vérité. Si un vent de panique soufflait, il aurait le temps de retomber. Avec la façon de procéder des sœurs, la vérité et la panique risquaient d’arriver trop tard pour que les peuples s’en remettent. De plus, ils avaient le droit de savoir ce qui les attendait.

— L’Illian ne tiendra pas longtemps, dit Bashere.

Rand regarda nerveusement autour de lui, mais le Maréchal était un vétéran bien trop aguerri pour lâcher des informations quand des oreilles malvenues auraient pu les entendre. Non, il cherchait simplement à faire dériver la conversation sur un autre sujet que les Rejetés. Cela dit, si les évoquer – eux ou toute autre chose – le rendait nerveux, il l’avait fort bien caché jusque-là…