À l’évidence, Nurelle les considérait ainsi, prenant ses ordres auprès d’elles sans même jeter un coup d’œil à Perrin. Dobraine, lui, s’acquittait du coup d’œil, mais le résultat final était le même.
Un jour et demi durant, Perrin supposa que Merana était restée à Caemlyn. Il fut donc stupéfait lorsqu’une des sœurs appela la femme aux yeux noisette par ce nom. D’après Rand, c’était elle qui dirigeait la délégation de Salidar. Malgré l’égalitarisme de surface qui régnait entre les sœurs, Perrin la rangea d’instinct dans la catégorie des dominés. D’ailleurs, elle exhalait une odeur de résignation et d’anxiété.
Que des Aes Sedai aient des secrets n’avait rien d’étonnant, bien entendu. Mais Perrin avait l’intention d’arracher Rand des griffes de Coiren et de ses complices, et il aurait aimé savoir s’il devait s’attendre au même combat contre Kiruna et ses compagnes.
Au moins, le jeune homme se réjouissait d’avoir retrouvé Dannil et les autres, même s’ils se montraient presque aussi lèche-bottes avec les Aes Sedai que les Gardes Ailés et les Cairhieniens. Ravis de revoir leur chef, les hommes de Deux-Rivières n’avaient pratiquement pas râlé lorsqu’il leur avait ordonné de ranger l’étendard à l’Aigle Rouge. Bien entendu, on le reverrait tôt ou tard, Perrin l’aurait parié, mais pour l’heure, Tell Lewin, le cousin de Dannil – qui lui ressemblait comme un frère, n’étaient un nez plus pointu et une fine moustache de style domani –, l’avait soigneusement rangé dans une de ses sacoches de selle. La colonne n’en était pas pour autant privée d’étendards. Pour commencer, il y avait la Tête de Loup rouge de Perrin, bien entendu. Cet étendard-là, s’il avait demandé à ses hommes de le plier, ça ne se serait sûrement pas passé aussi bien. De toute manière, le regard dédaigneux de Kiruna lui donnait envie de l’exhiber.
En plus, il y avait les étendards de Dobraine et de Nurelle, qui n’avaient vu aucune raison de s’en priver plus longtemps, puisque les gars de Deux-Rivières en arboraient un. Mais ils n’avaient pas choisi le Soleil Levant du Cairhien ou le Faucon Doré de Mayene. À la place, ils avançaient sous les deux drapeaux classiques de Rand. Le Dragon rouge et or sur fond blanc, et le disque noir et blanc sur fond écarlate.
Alors que les Aiels ne réagirent ni dans un sens ni dans l’autre, les Aes Sedai devinrent encore plus glaciales. Pourtant, il ne semblait pas y avoir étendards mieux adaptés à cette peu ordinaire colonne.
Le dixième jour, alors que le soleil était à mi-chemin de son zénith, Perrin se sentait d’une humeur sinistre malgré la présence des hommes de Deux-Rivières et de son cher Trotteur, qui le portait bravement. En principe, ils auraient rattrapé les Aes Sedai vers midi, et il ne savait toujours pas quoi faire.
Et il l’ignorait toujours quand arriva le message des loups.
Venez ! Beaucoup de deux-pattes ! Beaucoup, beaucoup, beaucoup ! Venez vite !
55
Les puits de Dumai
Alors qu’il chevauchait en tête de la colonne, Gawyn tentait de rester concentré sur le paysage. Sur un terrain pareil, très plat et clairsemé de végétation, on croyait aisément avoir une visibilité parfaite, alors que les rares crêtes et collines pouvaient se révéler bien moins basses qu’il y paraissait. D’autre part, le vent soulevait des colonnes de poussière, et ces dernières étaient elles aussi susceptibles de dissimuler bien des dangers. Les puits de Dumai se trouvaient sur la droite de Gawyn – trois puits de pierre dans un petit taillis – et remplir les outres n’aurait pas été du luxe, car il restait encore quatre jours de cheval jusqu’au prochain point d’eau fiable, si la source d’Arianelle n’était pas tarie. Mais Galina avait interdit qu’on s’arrête.
Si fort qu’il essayât, Gawyn ne réussissait pas à garder son attention là où elle aurait dû être. De temps en temps, il se retournait sur sa selle et jetait un coup d’œil sur la longue file de chariots qui s’étirait sur la route. Les Aes Sedai et les Champions chevauchaient à côté, les domestiques qui n’étaient pas dans les véhicules devant les suivre à pied. À l’exception de quelques hommes, la Jeune Garde fermait la marche, comme Galina l’avait ordonné. De sa position, Gawyn ne voyait pas, au centre de la file, l’unique chariot non bâché autour duquel six Aes Sedai chevauchaient en permanence. S’il avait pu, il aurait tué al’Thor de ses mains, pourtant, tout ça le révulsait. Après le deuxième jour, Erian elle-même avait refusé de participer à cette horreur – et pourtant, elle aurait eu d’excellentes raisons. Mais Galina s’était montrée inflexible.
Se forçant à regarder devant lui, Gawyn toucha du bout des doigts la lettre d’Egwene glissée dans sa poche – après avoir été soigneusement enveloppée dans de la soie. Quelques mots pour dire qu’elle l’aimait et qu’elle devait partir. Rien de plus. Pourtant, il les relisait cinq ou six fois par jour, ces mots. Egwene ne mentionnait jamais la promesse qu’il lui avait faite. Eh bien, il n’avait pas levé la main sur al’Thor ! Évidemment, il avait été stupéfait d’apprendre que cet homme était prisonnier – d’autant plus qu’il en avait entendu parler des jours après la « capture ». D’une façon ou d’une autre, il faudrait qu’Egwene comprenne sa position. Oui, il avait juré de ne pas toucher un cheveu d’al’Thor, et il tiendrait parole, sur sa vie, s’il le fallait. Mais ça n’impliquait pas qu’il soit obligé de l’aider. Egwene devrait saisir ça. Il le fallait, au nom de la Lumière !
Ruisselant de sueur, le jeune homme s’essuya les yeux avec sa manche. Pour Egwene, il ne pouvait rien, à part prier. En revanche, il en allait autrement avec Min. Pour elle, il devait agir. Elle ne méritait pas d’être emprisonnée à la Tour Blanche, il en avait la certitude. Si les Champions relâchaient un peu leur vigilance, il serait possible de…
Gawyn prit soudain conscience qu’un cheval – apparemment sans cavalier – galopait ventre à terre sur la route, revenant à toute allure vers les chariots.
— Jisao, ordonne aux conducteurs de chariot de s’arrêter ! Hal, dis à Rajar de préparer la Jeune Garde au combat !
Aussitôt, les deux hommes firent volter leur monture et partirent au galop.
Gawyn regarda le cheval approcher. C’était le hongre gris acier de Benji Dalfor. Quand il fut assez près, le frère d’Elayne vit que Benji était plié en deux sur sa selle et s’accrochait à la crinière du hongre.
Gawyn saisit les rênes au vol alors que le cheval passait à côté de lui.
Sans se redresser, Benji tourna vers Gawyn des yeux déjà vitreux. Du sang coulait de sa bouche et il tenait un bras plié contre son ventre, comme s’il essayait d’empêcher ses entrailles de s’en déverser.
— Des Aiels…, souffla-t-il. Des milliers. Ils viennent de tous les côtés, je crois… (Soudain, il eut un étrange sourire.) Une journée bien froide, on dirait que…
Un flot de sang jaillissant de sa bouche, le jeune homme bascula de sa selle et s’écroula dans la poussière, ses yeux morts fixant sans le voir le soleil de plomb.
Gawyn lança son étalon au galop, fonçant vers les chariots. S’il y avait des survivants, il leur reviendrait de s’occuper dignement de Benji.
Sa longue cape battant au vent derrière elle, Galina avança à la rencontre de Gawyn. Ses yeux brûlaient de fureur, mais il en était ainsi depuis le lendemain du jour où al’Thor avait tenté de s’enfuir.
— De quel droit as-tu ordonné aux chariots de s’arrêter ? demanda-t-elle.