— Aes Sedai, des milliers d’Aiels s’approchent de nous, répondit Gawyn en s’efforçant de rester courtois.
Les chariots s’étaient bel et bien arrêtés, et la Jeune Garde se mettait en formation de combat. Mais les conducteurs jouaient impatiemment avec leurs rênes, les domestiques regardaient autour d’eux en s’éventant et les Aes Sedai conversaient avec les Champions.
Galina eut un rictus méprisant.
— Espèce d’idiot ! Ce sont les Shaido, sans aucun doute. Sevanna a dit qu’elle nous fournirait une escorte. Mais si tu ne me crois pas, prends ta Jeune Garde et va voir par toi-même. Cette colonne continuera à avancer vers Tar Valon. Il est temps que tu apprennes qui donne les ordres ici, à savoir moi et…
— Si ce n’étaient pas vos Aiels apprivoisés ? coupa Gawyn.
Depuis le départ, ce n’était pas la première fois que Galina suggérait au jeune homme de partir en éclaireur. S’il le faisait, ses hommes et lui tomberaient sur des Aiels, il en aurait mis sa main au feu, et pas du genre « apprivoisés ».
— Et qui que soient ces Aiels, ils ont tué un de mes hommes. (Au moins, car six éclaireurs manquaient encore à l’appel.) Vous devriez envisager la possibilité que ce soient des alliés de Rand al’Thor venus le secourir. Quand ils commenceront à nous embrocher, il sera trop tard.
Gawyn s’avisa soudain qu’il criait. Mais Galina ne semblait plus en colère. Regardant l’endroit où Benji gisait sur la route, elle soupira :
— Ce coup-ci, un peu de prudence pourrait bien s’imposer…
Rand devait lutter pour respirer. Dans le coffre, l’air était lourd et brûlant. Puant, aussi, mais par bonheur, il ne le sentait plus. Chaque soir, les sœurs l’arrosaient avec un seau d’eau – ses « ablutions » – mais ça ne valait pas un bain, loin de là. Chaque matin, quand ses geôlières fermaient le couvercle et le verrouillaient, une odeur nauséabonde lui agressait les narines pendant un bon moment. Et bien entendu, chaque journée passée à mariner dans sa crasse n’arrangeait rien. Heureusement, il y avait le Vide, mais s’y accrocher n’était pas facile.
Le corps de Rand n’était plus qu’une meurtrissure géante. Des épaules aux genoux, il n’y avait pas un pouce carré de sa peau qui ne brûlât avant même que de la sueur ruisselle dessus. Ces flammes douloureuses et cruelles harcelaient le Vide, menaçant de le consumer. Certes, la plaie mal guérie, sur le flanc du jeune homme, lui faisait mal de très loin, comme si elle était étrangère à sa chair, ou presque, mais le néant qui l’entourait et le protégeait palpitait à chaque nouvel élancement.
Alanna… Il la sentait, très proche de lui… Non ! Pas question de gaspiller son temps en pensant à elle. Même si elle le suivait, six Aes Sedai ne seraient pas en mesure de le libérer. En supposant qu’elles ne s’allient pas à Galina. Et de toute façon, il ne se fierait jamais plus à une sœur.
De plus, il imaginait peut-être sentir « son » Aes Sedai. Dans ce maudit coffre, il lui arrivait souvent de rêver éveillé. Croyant qu’une brise caressait sa peau, il pensait être en train de marcher, libre comme l’air. Oui, c’était son hallucination favorite : marcher des heures durant, perdu dans l’essence même des choses – tout ce qui était vraiment important.
Haletant, Rand sonda de nouveau le mur lisse qui le séparait de la Source. Sans arrêt, il cherchait les six points mous. Impossible de s’arrêter. Car cette recherche était importante, justement.
Obscurité…, marmonna Lews Therin dans les profondeurs de son esprit. Plus d’obscurité ! Plus ! Jamais plus !
Un murmure incessant. Mais pas si gênant que ça, cela dit. L’ignorer suffisait, pour le moment.
Rand sursauta soudain. Le coffre bougeait, grinçant contre le lit du chariot. La nuit tombait-elle déjà ? La chair martyrisée du jeune homme frémit d’elle-même. Avant de le nourrir, de le « laver » et de le trousser comme une oie afin qu’il dorme comme il le pourrait, il y aurait une autre séance de « punition ». Mais au bout du processus, il serait hors du coffre.
Autour de lui, l’obscurité n’était pas complète – un gris très sombre, mais pas du noir. Autour du couvercle, le minuscule interstice laissait filtrer un peu de lumière. La tête entre les genoux, Rand ne voyait rien, et de toute façon, chaque jour, ses yeux avaient besoin de temps pour s’habituer à voir de nouveau – au moins autant que son nez pour ne plus rien sentir. Malgré tout, ce devait être la nuit.
Quand le coffre s’inclina sur un côté, Rand ne put s’empêcher de gémir. S’il n’avait pas assez de place pour glisser, le mouvement ajouta de la tension à ses muscles douloureux au-delà du dicible.
La minuscule prison percuta rudement le sol. Bientôt, le couvercle s’ouvrirait. Combien de jours passés là-dedans sous les assauts du soleil ? Combien de nuits à dormir comme un chien ? Il avait perdu le compte…
Quelle sœur le torturerait ce soir ? Des visages tourbillonnèrent dans l’esprit de Rand. Tandis qu’elles le battaient chacune à leur tour, il avait tenté de graver dans son esprit le visage de chaque sœur. À présent, tout se mélangeait. Se souvenir de « qui » et de « quand » était désormais un effort hors de sa portée. Il se rappelait cependant que Galina, Erian et Katerine l’avaient puni plus souvent que les autres. Les seules à l’avoir fait plus d’une fois, tout simplement. Dans sa tête, ces trois visages-là brillaient comme de petits soleils. Combien de fois ces femmes devraient-elles l’entendre hurler avant d’être satisfaites ?
Mais le coffre aurait déjà dû être ouvert, non ? Ou les sœurs avaient-elles décidé de l’y laisser toute la nuit, puis la journée du lendemain, sous le soleil, jusqu’à ce que… ?
Trop meurtris pour bouger, les muscles du jeune homme parvinrent pourtant à se tendre.
— Laissez-moi sortir ! cria-t-il.
Dans son dos, ses doigts s’agitèrent inutilement.
— Laissez-moi sortir !
Rand crut entendre un rire de femme. Il éclata en sanglots, pleurant jusqu’à ce que ses larmes soient séchées par une fureur brûlante.
Aide-moi ! lança-t-il à Lews Therin.
Aide-moi…, gémit le spectre. Lumière, viens à mon secours !
En marmonnant lui-même comme un dément, Rand se mit de nouveau en quête des six points mous. Tôt ou tard, les sœurs le laisseraient sortir. Oui, à un moment ou à un autre, elles baisseraient leur garde. Et quand on en serait là…
Sans vraiment s’en apercevoir, Rand éclata d’un rire rauque.
Quand il eut gravi la pente peu abrupte en rampant sur le ventre, Perrin découvrit un spectacle qui aurait pu avoir sa place dans un cauchemar du Ténébreux. Les loups l’avaient préparé à ce qu’il allait voir, mais face à la réalité, aucune préparation n’aurait pu suffire. À quelque chose comme un quart de lieue de sa position, une masse grouillante de Shaido encerclait ce qui semblait être des chariots disposés en rond autour d’un petit bois. Plusieurs de ces véhicules étaient en feu, et des défenseurs s’agitaient au milieu de cet enfer. Des boules de feu, certaines pas plus grosses qu’un poing et d’autres de la taille d’un rocher, s’abattaient sur les Aiels, les transformant par dizaines en torches (provisoirement) vivantes. Des éclairs s’abattaient du ciel pourtant limpide, soulevant des colonnes de terre où venaient se mêler les corps déchiquetés des attaquants. Mais des éclairs argentés s’écrasaient aussi sur les chariots, et du feu mortel jaillissait des rangs aiels. Les attaques venant de ce côté-là faisaient souvent long feu, ou explosaient avant d’avoir touché leur cible. Pourtant, si les Aes Sedai semblaient avoir l’avantage pour l’instant, l’écrasante supériorité numérique des Shaido ne laissait guère de doute sur l’issue de la bataille.