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— Au minimum, deux ou trois cents femmes sont en train de canaliser le Pouvoir, souffla Kiruna, à plat ventre près de Perrin.

Elle semblait impressionnée, et Sorilea, placée près d’elle, ne cachait pas sa stupéfaction. À son odeur, elle n’était pas effrayée, mais inquiète et troublée.

— Je n’ai jamais vu tant de tissages à la fois, reprit l’Aes Sedai. À mon avis, il y a au moins trente sœurs du côté des défenseurs. Jeune Aybara, tu nous as amenés au bord d’un chaudron bouillant.

— Quarante mille Shaido, murmura Rhuarc, étendu sur l’autre flanc de Perrin. (D’humeur sinistre, il parvenait à exhaler une odeur tout aussi morose.) Quarante mille au moins… Et savoir pourquoi ils n’ont pas envoyé plus de guerriers au sud n’a pas grand-chose de consolant…

— Le seigneur Dragon est en bas ? demanda Dobraine, regardant par-dessus le dos de Rhuarc. (Perrin acquiesça.) Et tu envisages d’aller le chercher ?

En campagne, les hommes passaient tout naturellement au tutoiement, et le seigneur n’avait pas fait exception à la règle.

Perrin hocha de nouveau la tête. Dobraine soupira, mais son odeur indiquait qu’il n’avait pas peur – du fatalisme, oui, mais pas d’angoisse.

— Seigneur Aybara, nous irons tous, mais je doute fort que nous en revenions.

Cette fois, ce fut Rhuarc qui acquiesça.

Kiruna regarda les hommes qui l’accompagnaient.

— Vous avez conscience que nous ne sommes pas assez nombreuses ? Neuf sœurs… Même si vos Matriarches sont capables de canaliser le Pouvoir avec un minimum d’efficacité, nous ne pourrons rien contre… ça !

Sorilea émit un grognement sonore, mais Kiruna ne daigna même pas la regarder.

— S’il en est ainsi, grogna Perrin, faites demi-tour et filez vers le sud ! Je ne laisserai pas Rand à Elaida.

— Bien parlé, parce que moi non plus !

Kiruna sourit et Perrin en eut aussitôt la chair de poule. Drôle d’alliance, tout ça… D’un autre côté, si la sœur avait vu le regard malveillant que lui avait lancé Sorilea, elle aussi en aurait frissonné.

Perrin fit un signe aux gens qui attendaient au pied de la pente. Sorilea et la sœur verte se laissèrent glisser jusqu’à ce qu’elles puissent se relever sans risquer d’être vues, puis elles partirent dans des directions opposées.

Parler de « plan » aurait été présomptueux, songea Perrin. À cette heure, leurs projets se réduisaient à atteindre Rand d’une façon ou d’une autre, à le libérer comme ils pourraient et à espérer qu’il ne soit pas blessé au point de ne pas pouvoir ouvrir un portail et permettre à tout le monde de fuir avant que les Shaido ou les Aes Sedai ennemies aient fait un massacre. Un jeu d’enfant, sans nul doute, pour le héros d’un récit d’aventures ou du conte d’un trouvère. Réaliste, Perrin regrettait de n’avoir pas eu le temps de planifier les opérations. Mais il avait dû se contenter d’une improvisation hâtive bricolée avec Dobraine et Rhuarc tandis que le chef aiel courait entre deux chevaux. Hélas, le temps était justement ce qui leur manquait. À ce qu’ils en savaient, les sœurs de la Tour Blanche pouvaient avoir perdu la bataille contre les Shaido dans l’heure à venir.

Les hommes de Deux-Rivières et les Gardes Ailés furent les premiers à se mettre en mouvement. Divisés en deux compagnies, ils entourèrent les Matriarches à pied et les Aes Sedai montées flanquées de leurs Champions. Dans cette formation, ils franchirent la crête sur la gauche et la droite. Pour l’occasion, Dannil avait autorisé ses hommes à ressortir l’Aigle Rouge de Manetheren – en plus de la tête de loup, bien entendu.

Rhuarc ne jeta pas un regard en direction d’Amys, qui marchait non loin du hongre noir de Kiruna. Mais Perrin l’entendit murmurer :

— Ombre de mon cœur, j’espère que nous verrons tous les deux le soleil se lever, demain…

En queue de colonnes, les deux autres compagnies de Gardes Ailés et d’hommes de Deux-Rivières avaient mission de couvrir la retraite des Matriarches et des Aes Sedai. À moins que les choses se produisent dans l’autre sens… En tout cas, Bera et Kiruna ne semblaient pas apprécier le « plan », parce qu’elles tenaient à tout prix à être là où était Rand.

— Seigneur Aybara, tu es sûr de ne pas vouloir chevaucher ? demanda Dobraine, très droit sur sa selle.

À ses yeux, l’idée de combattre à pied était une hérésie.

Perrin tapota la hache qui pendait sur sa hanche.

— Sur le dos d’un cheval, cette arme ne sert pas à grand-chose.

Ce n’était pas faux, mais il n’avait surtout aucune envie de conduire Trotteur ou Marcheur dans cet enfer. Les hommes avaient le privilège de choisir de se jeter dans la mêlée, au milieu de l’acier et de la mort. Perrin, lui, devait décider pour ses chevaux. Et aujourd’hui, avait-il tranché, ils ne périraient pas.

— Peut-être me prêteras-tu un étrier, le moment venu…

Dobraine sursauta – les Cairhieniens utilisaient fort peu les fantassins – mais il parut comprendre et acquiesça.

— Il est temps pour les musiciens de jouer la danse, dit Rhuarc en relevant son voile noir.

Une façon de parler, puisqu’il n’y aurait pas de musique aujourd’hui – un détail qui déplaisait à quelques-uns des Aiels. Dans le même ordre d’idées, beaucoup de Promises de la Lance se plaignaient de devoir porter un brassard rouge permettant de les distinguer de leurs homologues Shaido. Une précaution prise à l’intention des soldats des terres mouillées, selon elles, car il suffisait d’un coup d’œil pour faire la différence – toujours d’après les guerrières.

En formation serrée, les Promises et les siswai’aman, voile noir levé, commencèrent à gravir la pente. En compagnie de Dobraine, Perrin alla rejoindre Loial, qui se tenait à la tête des Cairhieniens, la hache brandie à deux mains et les oreilles inclinées en arrière. Aram était là aussi, à pied et sa lame au clair. Zingaro ayant renoncé au Paradigme de la Feuille, il affichait un sourire sinistre – un rictus, plutôt, et plein d’anticipation.

Derrière les deux étendards de Rand, Dobraine donna le signal de l’assaut. Dans un concert de grincements de selles, cinq cents lanciers vinrent gravir la butte en compagnie des Aiels.

Rien n’avait changé sur le champ de bataille. D’abord surpris, Perrin s’avisa qu’il ne s’en était pas éloigné pendant très longtemps. Ces minutes lui avaient paru très longues, mais ce n’étaient que des minutes… Les Shaido continuaient à faire pression sur les défenseurs, des chariots brûlaient toujours – peut-être en plus grand nombre –, des éclairs tombaient du ciel et du feu jaillissait des deux camps.

Avec les Gardes Ailés, les Aes Sedai et les Matriarches, les hommes de Deux-Rivières avaient presque atteint leur position, et ils avançaient quasiment d’un trot serein dans la plaine. Perrin aurait aimé qu’ils soient plus en retrait, histoire qu’ils aient une meilleure chance de s’en tirer le moment venu, mais Dannil s’était montré intransigeant : pour que leurs arcs soient efficaces, ils devaient approcher au minimum à trois cents pas de leurs cibles. Bien entendu, Nurelle s’était refusé à en faire moins, et les Aes Sedai, alors qu’elles avaient seulement besoin d’être assez près pour voir l’ennemi clairement, l’avaient imité.

Pour le moment, aucun Shaido n’avait repéré la menace qui avançait lentement dans son dos. En tout cas, pas un ne l’avait signalée à ses compagnons, puisque pas un seul ne s’était retourné. Concentrés sur les chariots, les guerriers avançaient, cédaient un peu de terrain face à un déluge de feu, puis repassaient à l’assaut. Il aurait suffi qu’un seul regarde derrière lui, mais ils étaient comme hypnotisés par leur objectif.

Huit cents pas… Sept cents… Les hommes de Deux-Rivières mirent pied à terre et saisirent leur arc. Six cents pas… Cinq cents… Quatre cents…