Dobraine dégaina son épée et la brandit au-dessus de sa tête.
— Pour le seigneur Dragon et la maison Taborwin, victoire !
Le cri fut repris par cinq cents gorges et autant de lances se placèrent à l’horizontale.
Perrin eut juste le temps de s’accrocher à l’étrier de Dobraine avant que la cavalerie du Cairhien se lance à l’assaut. Avec ses longues jambes, Loial n’avait aucune difficulté à suivre les chevaux. Perrin, lui, se laissa entraîner par la monture du seigneur.
Venez ! pensa-t-il.
Le terrain couvert d’herbe jaunie, qui semblait jusque-là désert, parut donner naissance à un bon millier de loups. Perrin identifia des loups au pelage marron des plaines et un grand nombre de leurs cousins des forêts, plus massifs et à la fourrure plus sombre. Alors que les premières flèches de Deux-Rivières fendaient l’air, ces bêtes rugissantes se jetèrent sur les Shaido, s’accrochant à leur dos pour les mordre à la nuque.
Une seconde volée de flèches suivit presque immédiatement la première. De nouveaux éclairs tombèrent du ciel, et des boules de feu jaillirent des rangs de Matriarches et du groupe d’Aes Sedai.
Les Shaido qui se retournèrent pour faire face aux loups eurent à peine le temps de constater que les terribles prédateurs n’étaient pas la seule menace. En un éclair, des centaines périrent sous les coups des Aiels de Rhuarc et des Cairhieniens de Dobraine.
Perrin s’empara de sa hache et tailla en pièces un Shaido qui se dressait sur son chemin. Sautant par-dessus la dépouille, il n’avait plus qu’une idée en tête : atteindre Rand. Tout dépendait de ça. Près de lui, la hache géante de Loial fauchait les Shaido comme des épis de blé, ouvrant un passage vers les chariots. Tel un danseur, Aram semait la mort avec une grâce féline – et un rire que ses ennemis survivants ne seraient pas près d’oublier.
Impossible de penser à autre chose qu’à tuer. Frappant méthodiquement, Perrin imaginait qu’il était en train de couper du bois. Une bonne façon de procéder, tant qu’on parvenait à ne pas voir le sang qui jaillissait partout – même quand il vous éclaboussait le visage. Pour atteindre Rand, il coupait des ronces et des broussailles, et voilà tout !
Une seule chose comptait : l’adversaire qui se dressait en face de lui. Un adversaire, toujours, même si sa taille laissait supposer qu’il s’agissait d’une Promise. Sur une femme, il n’était pas sûr de pouvoir abattre sa hache avec assez de férocité.
Malgré sa concentration, Perrin captait des choses à la périphérie de sa vision. Non loin de lui, un éclair venait de propulser dans les airs des silhouettes en cadin’sor, certaines arborant le fameux bandeau rouge et d’autres non.
Un autre éclair fit tomber Dobraine de cheval. Après s’être difficilement relevé, il frappa de taille et d’estoc, semant la terreur autour de lui.
Frappés par des flammes rugissantes, des Cairhieniens et des Aiels s’embrasèrent comme de la paille dans une grange. Les cris des hommes à l’agonie se mêlèrent aux hennissements des chevaux terrorisés.
Si ces scènes se déroulaient devant ses yeux, Perrin ne s’autorisait pas à les voir vraiment. Seules comptaient les ronces que devaient tailler sa hache, celle de Loial et l’épée d’Aram. Mais quelque chose réussit pourtant à passer le filtre de sa concentration. Son cheval s’étant cabré, un cavalier était tombé de sa selle, et des Aiels le lardaient de coups de lance. Cet homme était un Garde Ailé. Et il y en avait un autre, plusieurs autres même, qui frappaient avec leur lance. Et cette plume, au-dessus d’un casque, n’était-ce pas celle de Nurelle ?
Un instant plus tard, Perrin vit Kiruna, aussi impassible que d’habitude, avançant telle une reine guerrière dans la trouée que lui avaient ménagée trois Champions et le feu qui jaillissait de ses mains. Il y avait aussi Bera, et un peu plus loin, Faeldrin, Masuri et… Que fichaient-elles là, au nom de la Lumière ? Les sœurs auraient dû être à l’arrière, avec les Matriarches !
Devant Perrin, une sorte de roulement de tonnerre couvrit soudain le vacarme des cris et des armes. Quelques secondes plus tard, un trait de lumière apparut à moins de vingt pas du jeune homme, coupant en deux plusieurs cavaliers et leurs montures avant de s’élargir pour devenir un portail. Un homme en veste noire armé d’une épée en sortit et s’écroula immédiatement, la lance d’un Shaido dans le ventre. Mais huit ou neuf autres types jaillirent hors du portail avant qu’il se referme et formèrent autour du blessé un cercle hérissé de lames. De lames et d’autre chose… Car si certains Shaido qui les chargeaient se firent embrocher, beaucoup d’autres s’embrasèrent sur pied. Et des têtes explosèrent comme des melons qu’on jette par la fenêtre sur les pavés d’une rue.
Une centaine de pas au-delà du premier cercle d’hommes en noir, Perrin crut en distinguer un autre, lui aussi entouré par le feu et la mort. Mais il n’eut pas le temps de s’intéresser à la question, car des Shaido fondaient sur lui.
Se plaçant dos à dos avec Loial et Aram, il frappa avec l’énergie du désespoir. Impossible d’avancer, désormais. Ne pas reculer était déjà un exploit.
Alors que le sang battait à ses tempes, Perrin entendit son souffle haletant. Loial aussi avait du mal, chaque expiration évoquant le bruit du soufflet d’une forge géante.
Perrin dévia une lance avec le tranchant de sa hache, frappa un autre Aiel avec la pique et intercepta un fer de lance à main nue. Sans se soucier de sa paume entaillée, il fendit en deux la tête voilée du propriétaire de l’arme.
La fin ne tarderait plus, comprit-il. En ces ultimes instants, toutes les fibres de son être se concentrèrent sur la volonté de survivre quelques secondes de plus.
Non, pas toutes ! Dans un coin de sa tête, une image de Faile restait présente, avec le profond regret de ne jamais pouvoir s’excuser auprès d’elle de n’être pas revenu.
Plié en deux dans son coffre, le souffle court, Rand continuait à palper le bouclier qui le coupait de la Source. Des gémissements dérivaient dans le Vide, côtoyant une rage noire et une peur mortelle. Désormais, Rand n’aurait su dire ce qui lui appartenait là-dedans, et ce qui était à Lews Therin. Soudain, il eut le souffle coupé. Il y avait toujours six points, mais l’un d’eux était dur, à présent. Plus mou, mais dur ! Et un deuxième subit le même sort. Puis un troisième.
Entendant un rire rauque, Rand eut besoin d’un moment pour comprendre que c’était le sien.
Un quatrième point devint dur. Rand attendit, essayant de contrôler un tant soit peu ce qui ressemblait péniblement aux gloussements d’un dément. Les deux derniers points restaient mous. Mais au moins, les caquètements de cinglé cessèrent.
Elles vont le sentir, gémit Lews Therin. Et elles appelleront les autres.
Pour les humecter, Rand se passa sur les lèvres une langue presque aussi sèche que du parchemin. Tout ce qui était humide en lui semblait l’avoir abandonné avec la sueur qui empoissait son corps et faisait brûler ses blessures. S’il essayait et échouait, il n’aurait jamais d’autre chance. En même temps, il ne pouvait pas attendre. Parce qu’il risquait bien de ne jamais avoir une autre occasion.
Prudemment, mais en aveugle, il palpa les quatre points durs. Il ne trouva rien, exactement comme avec le bouclier, qui n’était en aucune façon une structure qu’il aurait pu voir ou sentir. Mais autour de ce néant, il discerna les contours d’une forme. Quelque chose qui ressemblait à un nœud. Si serré qu’il soit, il y avait toujours dans un nœud des interstices entre les cordes – un espace si réduit que l’air seul pouvait y pénétrer, mais un espace quand même. Très lentement, Rand s’introduisit dans un de ces interstices, s’insérant entre deux masses qu’il ne sentait pas et qui paraissaient ne pas exister du tout.