— Je ne peux pas partir pour le moment… On dirait que des amis sont là pour moi. Ne t’en fais pas, je te protégerai.
Un éclair déchiqueté vint faire exploser un arbre, à la lisière du bosquet, passant assez près de Rand pour lui roussir les cheveux. Min sursauta.
— Des amis…, marmonna-t-elle en se massant les poignets.
Rand fit signe à la jeune femme de rester où elle était. À part cet éclair vagabond, le bosquet ne semblait pas être une cible. Mais bien entendu, quand il se fut relevé, le jeune homme trouva Min debout à ses côtés et prête à le soutenir. Alors qu’il titubait vers la sortie du bosquet, il se félicita de cette aide, mais il se força à se redresser et cessa de s’appuyer sur sa compagne. S’il avait besoin d’elle pour ne pas s’étaler face contre terre, comment pourrait-elle croire qu’il la protégerait ? Poser une main contre le tronc de l’arbre qui venait d’être frappé par l’éclair se révéla une aide précieuse. Si le tronc avait éclaté, il ne s’était pas embrasé – une chance.
Les chariots étaient disposés en cercle autour du bosquet. Une partie des domestiques s’efforçaient de retenir les chevaux – les attelages étant toujours harnachés – tandis que les autres se cachaient où ils pouvaient afin d’échapper à la pluie d’éclairs et de feu. De fait, à part une exception qui avait failli être malheureuse, tous les projectiles se concentraient sur les chariots et les combattants. Et sur les Aes Sedai… À cheval, elles observaient la bataille un peu à l’écart de la mêlée, mais pas tant que ça, et elles se dressaient de temps en temps sur leurs étriers pour mieux voir.
Rand repéra très vite Erian – une mince femme aux cheveux noirs montée sur une jument grise. Alors que Lews Therin grognait, le jeune homme frappa d’instinct et sentit aussitôt la déception du spectre.
Un tissage d’Esprit vint couper Erian de la Source, une légère résistance indiquant que sa connexion avec le saidar était rompue, et avant même que ce bouclier soit noué, une massue d’Air assomma la sœur, qui tomba de sa selle. S’il décidait de la calmer, Rand entendait qu’elle sache qui le faisait et pourquoi.
Une Aes Sedai cria que quelqu’un devait s’occuper d’Erian, mais personne ne tourna la tête vers les arbres. Ces femmes ne pouvant pas sentir le saidin, elles devaient croire qu’Erian avait été touchée par un projectile quelconque venu de devant les chariots, pas de derrière.
Scrutant les autres cavalières, Rand repéra Katerine. Allant et venant sur son hongre bai aux longues jambes, la sœur bombardait les Aiels de boules de feu. Usant de la même combinaison d’Esprit et d’Air, Rand la mit hors d’état de nuire. Inconsciente, elle glissa de sa selle, un pied restant coincé dans un étrier.
Oui ! jubila Lews Therin. Et maintenant, au tour de Galina ! Elle, je la veux plus que tout.
Rand ferma les yeux. Que faisait-il donc ? C’était Lews Therin qui enrageait contre ces trois femmes au point de ne plus pouvoir penser à autre chose. Bien sûr, il avait aussi envie de les châtier, mais tandis qu’il réglait ses comptes personnels, une bataille avait lieu, et des hommes mouraient. Des Promises aussi, sans nul doute.
Rand neutralisa l’Aes Sedai la plus proche de Katerine avec sa combinaison d’Esprit et d’Air, puis il approcha d’un autre arbre et fit subir le même sort à Sarene Nemdhal. Ensuite, il fit le tour du bosquet, multipliant les attaques surprises, un peu comme un coupe-bourse. Min renonça à le soutenir, mais elle resta mobilisée, au cas où il en aurait besoin.
— Elles vont finir par nous voir, souffla-t-elle. L’une d’elles aura bien l’idée de regarder derrière elle.
Galina ! rugit Lews Therin. Où est-elle ?
Rand ignora Min et le spectre.
Comme dans un jeu de quilles, Coiren et deux femmes dont il ne connaissait pas le nom basculèrent de leur selle.
Les Aes Sedai n’avaient aucun moyen de comprendre ce qui se passait. Sur tout le périmètre, derrière les chariots, des sœurs tombaient de cheval. Les rescapées s’écartèrent un peu plus, tentant de combler les trous dans leur ligne de défense. Puis elles redoublèrent de violence contre les Aiels, la pluie d’éclairs et de boules de feu se transformant en tempête.
Certaines que les coups venaient d’en face d’elles, les sœurs continuaient de voir leurs rangs s’éclaircir, et elles ne comprenaient pas pourquoi.
Les effets de leur perte d’effectifs ne tardèrent pas à se faire sentir. Les Aiels essuyèrent beaucoup moins de feu, alors que les Champions et les soldats en vert continuaient d’encaisser de rudes coups. Prenant l’avantage, les guerriers du désert commencèrent à s’infiltrer par les brèches entre les véhicules et en renversèrent même certains.
Sous les yeux stupéfaits de Rand, une marée d’Aiels voilés de noir déferla sur les défenseurs. Les Champions et les hommes de Gawyn tentèrent de les repousser, les Aes Sedai restantes les soutenant avec leur feu.
Mais ce n’était pas tout. Des Aiels affrontaient d’autres Aiels. Des siswai’aman reconnaissables à leur bandeau rouge et des Promises portant un brassard de la même couleur se battaient contre des compatriotes dépourvus de ces signes de reconnaissance.
Des lanciers du Cairhien et des soldats de Mayene déboulèrent aussi dans la mêlée, s’en prenant aux Champions et aux Aiels sans bandeau ni brassard.
Rand se demanda s’il était finalement devenu fou. Mais il avait conscience de la présence de Min, serrée contre son dos. Si elle était réelle, ce qu’il voyait devait l’être aussi.
Une dizaine d’Aiels, tous aussi grands que lui, voire davantage, se mirent à courir vers Rand. Voyant qu’ils ne portaient pas de bandeau, le jeune homme les regarda avancer, intrigué, jusqu’à ce que l’un d’eux brandisse sa lance, tenue à l’envers, comme une massue.
Rand canalisa le Pouvoir. Aussitôt, du feu sembla exploser à l’intérieur de ces guerriers, tous sans exception, les déchiquetant de l’intérieur. Des corps carbonisés et en lambeaux s’écroulèrent aux pieds de Rand.
Monté sur un étalon bai, Gawyn apparut soudain, épée au poing, une bonne vingtaine de ses soldats derrière lui. Alors que les deux hommes se défiaient du regard, Rand implora la Lumière de ne pas avoir à blesser le frère d’Elayne.
— Min, lança Gawyn d’une voix éraillée, je peux te sortir de là !
La jeune femme s’accrocha si fort à Rand que celui-ci se demanda s’il aurait pu la détacher de lui – au cas où il l’aurait voulu. Puis elle se risqua à sortir la tête de derrière l’épaule du jeune homme, et la secoua vivement.
— Je reste avec lui, Gawyn. N’oublie pas qu’Elayne l’aime.
Les sens amplifiés par le Pouvoir, Rand vit les jointures de Gawyn blanchir sur la poignée de son épée.
— Jisao, ordonna-t-il d’une voix qui ne tremblait pas, rassemble la Jeune Garde. Nous allons nous frayer un chemin hors de cet enfer. (Son ton devint glacial.) Al’Thor, un jour, je te verrai mort…
Talonnant leur monture, le frère d’Elayne et ses compagnons s’éloignèrent en criant « Jeune Garde ! » à pleins poumons. D’autres soldats en vert les rejoignirent.
Un homme en veste noire déboula devant Rand, les yeux rivés sur Gawyn. Devant les cavaliers, le sol explosa en une gerbe de terre et de feu. Six ou sept tombèrent de leur monture, mais Gawyn réussit à rester en selle – Rand le vit du coin de l’œil, juste avant d’expédier l’homme en veste noire sur le sol avec un gourdin d’Air. Le coup n’ayant pas été très violent, le type le regarda, l’air furieux. Si Rand ne l’avait jamais vu, l’inconnu portait sur son col l’épée et le Dragon, et le saidin coulait en lui.