S’il avait accordé un peu d’attention à Nandera et à Sulin, Taim aurait sûrement modéré son ton et choisi plus soigneusement ses mots. Dialoguant par gestes, les deux Promises semblaient prêtes à étriper l’homme sur-le-champ.
Ses yeux jaunes à la fois déterminés et pleins d’appréhension rivés sur Rand, Perrin se redressa de toute sa taille.
— Rand, même si Dannil et les Matriarches sont restés en arrière, comme le prévoyait le plan, ils ne partiront pas tant qu’ils verront ça… (Perrin désigna le dôme, ses limites visibles parce que les éclairs et les boules de feu continuaient d’y exploser.) Si nous restons ici pendant des heures, les Shaido finiront par se retourner contre nos amis. Si ce n’est pas déjà fait. Rand, pense à Dannil, à Ban, à Wil et à Tell ! Amys est dehors, Sorilea aussi, et… Que la Lumière te brûle ! Rand, beaucoup de gens sont tombés pour toi sans que tu le saches. (Il reprit son souffle.) Au moins, laisse-moi sortir. Si je peux les rejoindre, je leur dirai que tu es vivant et qu’ils peuvent battre en retraite l’esprit tranquille.
— Nous devrions sortir à deux, dit Loial en brandissant sa hache. Oui, à deux, nous aurions plus de chances.
Le Zingaro eut un sourire d’anticipation.
— Je vais ouvrir une brèche dans le dôme…, commença Taim.
Mais Rand l’interrompit brusquement :
— Non !
Pas pour les gens de Deux-Rivières… Il ne devait pas sembler s’inquiéter davantage pour eux que pour les Matriarches. À dire vrai, il devait même paraître s’en soucier moins. Amys était dehors ? Les Matriarches ne participaient jamais aux batailles. Qu’il s’agisse d’un conflit rangé ou d’une querelle de sang, elles ne s’en mêlaient pas. Pour lui, elles avaient jeté leurs coutumes aux orties – sinon leurs lois. Les abandonner ne le tentait pas davantage que de laisser Perrin retourner dans cet enfer. Mais quoi qu’il décide, ça ne devait pas être pour sauver les Matriarches ou les hommes de Deux-Rivières.
— Taim, Sevanna veut ma tête. Apparemment, elle a cru pouvoir s’en emparer aujourd’hui.
Le ton neutre que le Vide conférait à la voix de Rand était parfaitement adapté à la situation. Pourtant, ça semblait inquiéter Min, qui continuait à masser le dos du jeune homme comme si elle avait voulu le calmer.
— Je veux lui faire savoir qu’elle s’est trompée. Taim, je t’ai demandé de transformer des hommes en armes. Montre-moi que tu as réussi. Dispersez les Shaido ! Mieux, écrasez-les !
— À tes ordres, seigneur Dragon.
Si Taim était tendu depuis le début, il se montra soudain plus dur que la pierre.
— Qu’on fasse flotter mon étendard à un endroit où les Shaido pourront le voir, ordonna Rand.
Ainsi, tous les gens qui se trouvaient à l’extérieur du dôme sauraient qui tenait le camp. Avec un peu de chance, ça inciterait les Matriarches et les gens de Deux-Rivières à se retirer.
Les oreilles de Loial s’agitèrent nerveusement. Alors que Taim s’éloignait, Perrin prit Rand par le bras :
— J’ai vu ce qu’ils ont fait, mon ami… C’est…
Malgré son visage et sa hache rouges de sang, le jeune homme semblait toujours révulsé.
— Que voudrais-tu que je fasse ? demanda Rand. Quel choix s’offre à moi ?
Perrin lâcha le bras de son ami.
— Je n’en sais rien. Mais je ne suis pas forcé d’aimer ça, quoi qu’il en soit.
— Grady, lève l’étendard de la Lumière ! cria Taim, le Pouvoir amplifiant sa voix.
Utilisant des flux d’Air, Jur Grady arracha l’étendard écarlate des mains de Dobraine – qui en resta bouche bée – et le fit léviter jusqu’au trou d’évacuation de la fumée. Puis il lui fit traverser cet orifice, l’emblème du seigneur Dragon émergeant au milieu des éclairs et des boules de feu qui explosaient sans faire de dégâts.
Alors qu’ils se rassemblaient, Rand reconnut quelques hommes en veste noire, mais à part pour Jur, il aurait eu du mal à leur donner un nom. Il identifia pourtant Damer, Fedwin, Eben, Jahar et Torval. Parmi eux, seul Torval portait le Dragon à son col.
— Asha’man, en formation de bataille ! tonna Taim.
Les hommes en noir vinrent se placer entre la barrière invisible et toutes les autres personnes présentes dans le périmètre. Seuls Jur et les types qui surveillaient les Aes Sedai ne les imitèrent pas.
À part Nesune, qui regardait avidement tout, les sœurs de Tar Valon s’étaient toutes laissées tomber à genoux. Apathiques, elles ne regardaient même pas les hommes qui les avaient isolées de la Source. D’ailleurs, Nesune elle-même semblait comme les autres à deux doigts de se sentir mal.
Les rebelles de Salidar, elles, étudiaient froidement les Asha’man. De temps en temps, elles tournaient leurs yeux glaciaux vers Rand – qu’Alanna ne quittait pas du regard, bien entendu.
S’avisant que sa peau picotait, Rand supposa que les neuf sœurs s’étaient unies au saidar. Sinon, de si loin, il n’aurait rien senti. Avec un peu de chance, elles auraient assez de plomb dans la cervelle pour ne pas tenter de canaliser le Pouvoir. Les hommes en noir qui les surveillaient étaient gorgés de saidin à en exploser, et ils semblaient au moins aussi tendus que les Champions qui pianotaient nerveusement sur la poignée de leur épée.
— Asha’man, soulevez le dôme de six pieds !
Obéissant à l’ordre de Taim, les hommes en noir firent léviter le dôme. Les Shaido qui tentaient de le traverser, surpris de ne plus sentir aucune résistance, basculèrent en avant. Se remettant très vite du choc, ils chargèrent, mais ils n’avaient pas fait un pas quand Taim cria :
— Asha’man, pas de quartier !
Le premier rang de Shaido explosa. Pour décrire le phénomène, il n’existait pas d’autre verbe. Des corps vêtus de cadin’sor se désintégrèrent en un geyser de sang et de chair. Des flux de saidin traversèrent ce rideau rouge et vinrent réduire en bouillie le deuxième rang d’Aiels. Puis le troisième, le quatrième et les suivants subirent le même sort, comme s’ils venaient se jeter sur un hachoir géant.
Devant ce spectacle, Rand eut la gorge serrée. Perrin se plia en deux pour vomir, une réaction que son ami comprit parfaitement. Alors qu’un nouveau rang d’agresseurs volait en éclats, Nandera mit une main devant ses yeux et Sulin se détourna. Le tas de cadavres déchiquetés commençait à composer une sorte de muraille.
Personne n’aurait pu résister à ça. Entre deux vagues de mort invisible, les premiers Shaido décidèrent de battre en retraite. Jouant des coudes, ils tentèrent de se frayer un chemin parmi leurs frères d’armes qui chargeaient toujours. Dans cette incroyable mêlée, des corps recommencèrent à exploser. C’en fut trop. Comme un seul homme, tous les Shaido se débandèrent. En même temps, les éclairs et le feu qui martelaient le dôme devinrent moins nombreux.
— Asha’man, ordonna Taim, vague déferlante de Terre et de Feu !
Sous les pieds des Shaido les plus proches des chariots, le sol se souleva puis explosa en une gerbe de flammes et de terre, envoyant des guerriers voler dans toutes les directions. Avant même que les cadavres soient retombés, le phénomène se reproduisit, décrivant une sorte d’onde circulaire autour du camp. On eût vraiment dit une déferlante qui balayait les Shaido sur une profondeur de cinquante pas, puis de cent, puis de deux cents.