Rand eut soudain un doute sur ce que venait d’affirmer Taim. La moitié des Promises avaient recommencé à surveiller tout le périmètre de la cour, car ces guerrières étaient bien trop avisées pour se focaliser sur une menace potentielle au point d’oublier toutes les autres. Mais la « menace potentielle », c’était Taim, et l’autre moitié des Promises avaient toujours les yeux rivés sur lui, au cas où il ferait mine de passer à l’action. Tout homme sain d’esprit aurait eu conscience que la mort rôdait autour de lui. Rand le sentait, alors que les Aielles étaient là pour le protéger. Dans le même ordre d’idées, Tumad et les quatre gardes avaient toujours la main sur la poignée de leur arme. Si les hommes de Bashere et les Promises décidaient de tuer Taim, celui-ci aurait peu de chances de quitter cette cour vivant, même s’il recourait au Pouvoir – et sauf si Rand l’aidait, bien entendu.
Pourtant, Taim accordait aussi peu d’attention aux soldats et aux Promises qu’aux colonnes environnantes ou aux dalles du sol. Du courage ? Une bravoure réelle ou feinte ? Autre chose – comme une forme de folie ?
— Tu ne me fais pas encore confiance, reprit Taim après un assez long silence, et c’est bien normal. Mais avec le temps, tu changeras d’avis. Pour célébrer ce futur proche, je t’ai apporté un cadeau.
Taim tira de sous sa veste un paquet – enveloppé dans du tissu crasseux – un peu plus gros que les deux poings d’un homme mis côte à côte.
Rand accepta le présent et frémit quand il sentit une forme ronde et dure sous le tissu. Soudain frénétique, il déballa ce qui se révéla être un disque de la taille de sa paume en tout point semblable à celui qu’arborait l’étendard écarlate flottant au-dessus du palais. Un disque noir et blanc – l’ancien symbole des Aes Sedai, avant la Dislocation du Monde.
Rand passa les doigts sur les deux larmes imbriquées de couleur différente.
Il existait seulement sept artefacts de ce genre, tous composés de cuendillar. Les sceaux de la prison du Ténébreux, grâce auxquels il lui était interdit d’arpenter le monde. Rand en détenait déjà deux, soigneusement protégés et cachés.
Rien ne pouvait briser la pierre-cœur, pas même le Pouvoir de l’Unique. En revanche, le bord d’une simple coupe en cuendillar était capable de rayer l’acier ou le diamant. Pourtant, trois des sept sceaux étaient brisés. Rand en avait vu les morceaux, et il avait également vu Moiraine effriter sans peine un de ces fragments. Les sceaux faiblissaient, et seule la Lumière savait pourquoi et comment. Le disque offert par Taim était lisse et dur, une caractéristique typique de la pierre-cœur, comme s’il s’agissait d’un alliage de porcelaine et d’acier, mais si Rand le laissait tomber, il était sûr qu’il se briserait au contact du sol.
Trois sceaux cassés et trois en sa possession. Où était le septième ? Désormais, quatre disques seulement se dressaient entre l’humanité et le Ténébreux. Quatre sceaux pour différer encore l’Ultime Bataille. Mais pour combien de temps, dans leur état de faiblesse ?
La voix de Lews Therin retentit comme un roulement de tonnerre.
Brise-le – brise-les tous – tous doivent être cassés – il faut faut faut faut les détruire tous – frapper vite et frapper fort – il faut faut faut casser…
Rand lutta si violemment contre cette voix qu’il en trembla de tous ses membres. C’était comme tenter de repousser un brouillard aux tentacules collants comme des fils de la Vierge. Ou comme lutter contre un homme de chair et de sang assez fort pour que tous ses muscles le torturent. Lentement, il parvint cependant à repousser la brume – Lews Therin, en réalité – dans le recoin le plus obscur et le plus isolé qu’il réussit à trouver dans son esprit.
Puis il entendit la litanie qu’il était en train de réciter :
— Brise-le – brise-les tous – tous doivent être cassés – il faut faut faut faut les détruire tous – frapper vite et frapper fort – il faut faut faut casser…
Soudain, il s’avisa qu’il avait levé les mains, brandissant le sceau comme s’il allait le jeter sur le sol, afin qu’il y explose en mille morceaux.
Se tenant sur la pointe des pieds, Bashere lui saisit les poignets et l’empêcha d’aller jusqu’au bout de ses intentions.
— Je ne sais pas ce que c’est, dit-il calmement, mais il me semble que vous devriez attendre un peu avant de réduire en miettes ce disque. Non ?
Tumad et les quatre gardes ne surveillaient plus Taim. Les yeux ronds, ils dévisageaient Rand. Les Promises aussi le regardaient, toutes très inquiètes. D’instinct, Sulin fit un demi-pas vers le groupe d’hommes, et Jalani tendit une main vers son Car’a’carn comme si elle pensait pouvoir le rasséréner.
— C’est exact, fit Rand en déglutissant péniblement. Je devrais attendre un peu…
Bashere lâcha les poignets du jeune homme et recula lentement. Tout aussi précautionneusement, Rand baissa les mains. S’il avait un instant cru que Taim était taillé dans le marbre, il avait la preuve du contraire, car le faux Dragon s’était décomposé.
— Tu sais de quoi il s’agit, Taim ? Sûrement que oui, sinon, tu ne m’aurais pas apporté ce… cadeau. Où l’as-tu trouvé ? Tu en as un autre ? Sais-tu au moins où on peut en dénicher un autre ?
— Non, répondit Taim d’un ton troublé.
Pas réellement par la peur… Plutôt par le soulagement qu’on éprouve quand on se retrouve soudain sur un sol solide – sans savoir comment – après avoir senti le bord d’une falaise s’effriter sous ses pieds.
— C’est le seul que je… Depuis que j’ai échappé aux Aes Sedai, j’ai entendu tant de rumeurs… Des monstres qui se matérialisent soudain. Des bêtes de légende… Des hommes qui parlent à des animaux qui leur répondent… On dit que les Aes Sedai deviendraient folles, comme nous sommes censés le devenir… On raconte que des villages entiers sont frappés de démence, leurs habitants se massacrant les uns les autres. Dans tout ça, il doit y avoir du vrai, parce que la moitié des choses que je sais réelles sont au moins aussi délirantes. On dit aussi que certains sceaux sont brisés. Avec un marteau, il serait possible de casser celui-ci…
Le front plissé, Bashere regarda le disque que Rand tenait toujours, puis il comprit et étouffa un petit cri.
— Où l’as-tu trouvé ? répéta Rand.
S’il dénichait le septième… Eh bien, quoi ?
Lews Therin revint à la charge, mais Rand refusa de l’écouter.
— Dans le dernier endroit auquel tu aurais pensé, répondit Taim. Et qui est donc le premier à envisager pour trouver les autres. C’était une ferme minable, au Saldaea… Je m’y suis arrêté pour obtenir de l’eau, et le fermier m’a remis ce disque. Très vieux, cet homme n’avait aucun descendant à qui le confier, et il m’a pris pour le Dragon Réincarné. Selon lui, sa famille le détenait depuis plus de deux mille ans. Ses ancêtres, à l’en croire, étaient des rois et des reines à l’époque des guerres des Trollocs, et des nobles au temps d’Artur Aile-de-Faucon. Tout ça était peut-être vrai. En tout cas, ce n’est pas plus invraisemblable que de trouver un sceau dans une masure à quelques jours de cheval de la Flétrissure…
Rand acquiesça, puis il se baissa pour ramasser les morceaux de tissu. Habitué à ce que des événements étranges se produisent autour de lui, il fallait bien qu’il se fasse à l’idée que ça pouvait parfois arriver ailleurs… Dès qu’il eut remballé le sceau, il le tendit à Bashere.
— Conservez-le précieusement…
Brisez-le !
Rand repoussa la voix dans le néant.
— Rien ne doit arriver à cet objet.
Presque avec vénération, Bashere prit le paquet à deux mains. Puis il s’inclina – devant le Dragon Réincarné, ou pour témoigner son respect au sceau ?