Quoi qu’il en soit, la réalité commençait aujourd’hui, et l’aptitude à canaliser en faisait partie, quoi que ça puisse impliquer pour un homme.
Un costaud aux yeux noirs en veste grossière de paysan, de six ou sept ans plus vieux que Rand, ignora Taim et s’écarta du groupe. En triturant nerveusement son chapeau mou, il vint se camper devant Rand, les yeux baissés sur la pointe de ses bottes ou sur le malheureux couvre-chef.
— Seigneur Dragon, dit-il en osant lever brièvement un œil, je… Eh bien, j’ai pensé que… Voilà, en fait, mon père s’occupe de ma ferme – des champs de qualité, si le cours d’eau ne s’assèche pas, la récolte pourrait être bonne – et je me suis dit que… que je devrais rentrer chez moi…
Nommé Jur Grady, le rustaud écrasa le malheureux chapeau entre ses pognes, puis il tenta désespérément de lui redonner une forme.
Les femmes ne s’étaient pas réunies autour de Taim. Silencieuses, le regard inquiet, elles restaient près des enfants et observaient les événements. La plus jeune, une blonde plutôt replète qui laissait son fils de quatre ans jouer avec ses doigts, était Sora Grady, l’épouse de Jur. Toutes ces femmes avaient suivi leur mari jusqu’ici, certes, mais Rand aurait juré que presque toutes les conversations entre époux tournaient autour d’un possible départ. Cinq hommes avaient déjà fait défection. Si aucun ne s’était justifié en évoquant sa famille, tous en avaient une. À dire vrai, quelle épouse aurait pu se sentir rassurée tandis que son mari attendait qu’on lui apprenne à canaliser ? Ce devait être un peu comme le regarder s’apprêter à se suicider…
Quelques beaux esprits auraient sûrement dit que les familles n’avaient rien à faire ici. Cela posé, ils auraient à coup sûr affirmé aussi que les hommes n’auraient pas dû être là. Rand voyait les choses autrement. Selon lui, en se coupant totalement du monde, les Aes Sedai commettaient une erreur. À part les sœurs elles-mêmes, des femmes qui aspiraient à rejoindre leurs rangs et des serviteurs, qui pénétrait jamais dans la Tour Blanche ? Quelques personnes en quête de secours – et à condition d’être vraiment dans une situation délicate.
Quand des Aes Sedai quittaient la tour, elles gardaient leurs distances vis-à-vis des gens « normaux ». Et beaucoup d’entre elles ne mettaient jamais le nez hors de leur fief. Pour ces femmes, les êtres humains étaient les pièces d’un jeu et le monde, le plateau où se déroulait ce jeu, n’avait rien d’un endroit où on pouvait vivre. En d’autres termes, de leur point de vue, seule la Tour Blanche était réelle.
Quand un homme avait sa femme et ses enfants avec lui, il ne risquait pas d’oublier le monde extérieur et les gens qui le peuplaient.
Tout ça durerait seulement jusqu’à l’Ultime Bataille. Un an ? Deux ? Mais est-ce que ça pouvait tenir si longtemps ? Eh bien, il le faudrait. Et Rand ferait tout pour qu’il en soit ainsi. Avec leurs proches autour d’eux, les hommes n’oublieraient pas pourquoi ils allaient se battre un jour ou l’autre.
— Va-t’en, si tu veux, répondit Rand. (Sur sa nuque, il sentait peser le regard de Sora.) Jur, tu es libre de partir, tant que tu n’auras pas commencé ta formation. Quand tu auras franchi ce pas, en revanche, tu seras comme un soldat… Tu sais que nous avons besoin de tous les combattants possibles, en vue de l’Ultime Bataille. Ce jour-là, le Ténébreux disposera de nouveaux Seigneurs de la Terreur capables de canaliser, tu peux me croire sur parole. Mais c’est à toi de choisir… Qui sait ? tu auras peut-être la chance de t’en tirer indemne, dans ta ferme. En ce monde, il devrait y avoir certains endroits épargnés par ce qui nous menace. Je l’espère, en tout cas… De plus, ceux qui se battront feront tout pour qu’il y ait le plus de survivants possible… Mais tu devrais quand même te présenter à Taim. Ce serait dommage de partir sans savoir si tu peux être formé, non ?
Se détournant de Jur, Rand évita soigneusement de croiser le regard de Sora.
Et tu juges mal les Aes Sedai parce qu’elles manipulent les gens ? pensa-t-il amèrement.
Peut-être, mais il faisait ce qui devait être fait.
Toujours en train d’écouter les hommes se présenter, Taim jetait des regards de plus en plus irrités à Rand. Sans crier gare, il sembla à court de patience :
— Assez, maintenant ! Les noms peuvent attendre demain, pour ceux qui seront encore ici. Qui veut être mis à l’épreuve le premier ?
Un grand silence accueillit cette question, certains hommes n’osant même plus respirer.
— Autant que je commence par toi, fit Taim en désignant Damer de l’index. Approche !
Damer ne bronchant pas, Taim le prit par le bras et le tira à l’écart du groupe.
Rand approcha des deux hommes pour mieux les observer.
— Plus on utilise de Pouvoir, dit Taim à Damer, plus il est facile de capter la résonance. Cela dit, une résonance trop puissante pourrait endommager ton esprit, voire te coûter la vie, donc, je vais y aller doucement…
Damer cligna bêtement des yeux. À l’évidence, il n’avait pas compris un mot du discours de Taim – à part la partie qui concernait son esprit et sa vie, probablement…
Rand comprit que cette explication s’adressait en réalité à lui. Taim faisait en sorte que son ignardise ne soit pas trop criante…
À égale distance des trois hommes, une petite flamme – un pouce de haut, pas plus – apparut dans les airs. Rand sentit le Pouvoir qui coulait en Taim – un simple ruisselet – et il vit le minuscule flux de Feu que tissait le faux Dragon.
Une image qui soulagea Rand, comme si un poids venait de se lever de ses épaules. Au moins, ça prouvait que Taim était vraiment en mesure de canaliser. Jusque-là, les doutes de Bashere l’avaient miné sans qu’il en ait conscience…
— Concentre-toi sur cette flamme, dit Taim. Tu es cette flamme, le monde l’est aussi, et il n’y a rien à part elle.
— Je ne sens rien, marmonna Damer, mais je commence à avoir très mal aux yeux.
D’un revers de sa main calleuse, il essuya la sueur qui ruisselait sur son front.
— Concentre-toi ! cria Taim. Pas un mot, pas une pensée, pas un mouvement ! Concentration !
Damer acquiesça… sursauta quand Taim le foudroya du regard, puis s’immobilisa enfin, les yeux rivés sur la flamme.
Taim aussi semblait concentré – comme s’il tendait l’oreille. Mais pour capter quoi ? N’avait-il pas parlé d’une résonance ? À tout hasard, Rand aussi se concentra, tenta de saisir il ne savait trop quoi.
Six ou sept minutes durant, les trois hommes ne bronchèrent pas, Damer osant à peine cligner des yeux. Trempé comme si on lui avait renversé un seau sur la tête, le vieil homme respirait avec peine.
Huit minutes… Neuf… Dix…
Soudain, Rand capta la… résonance. Un écho très faible du flux de Pouvoir qui coulait en Taim, mais semblant venir de Damer. Sans nul doute, c’était ce que Taim attendait. Mais dans ce cas, pourquoi ne réagissait-il pas ? Parce qu’il attendait plus que ça ? Ou parce que Rand se trompait ?
Une ou deux minutes plus tard, le faux Dragon acquiesça, puis il se coupa du saidin et la flamme se volatilisa aussitôt.
— Tu peux être formé… Damer, c’est bien ça ton nom ?
L’air surpris, Taim n’avait sûrement pas prévu que le premier candidat – un vieux type chauve, par-dessus le marché – passerait son épreuve.
Blanc comme un linge, l’infortuné Damer semblait sur le point de vomir.