— Si tous ces idiots du village sont « bons pour le service », il ne faudra pas que je m’étonne, marmonna Taim. Rand, tu sembles veinard comme dix !
Les autres « idiots du village » s’agitèrent nerveusement. Visiblement, certains espéraient très fort qu’ils échoueraient. S’ils ne pouvaient plus reculer, un échec leur permettrait de rentrer chez eux avec la fierté d’avoir essayé – sans avoir dû assumer les conséquences d’un succès.
Rand aussi était surpris. Il n’y avait eu que cet infime écho, et il l’avait capté avant Taim, alors que celui-ci savait ce qu’il guettait.
— Avec le temps, nous saurons quelle puissance tu peux atteindre, dit Taim tandis que Damer reculait pour rejoindre ses compagnons.
S’efforçant de ne pas croiser son regard, les autres candidats s’écartèrent prudemment de lui.
— Peut-être deviendras-tu aussi fort que moi, ou même que le seigneur Dragon. (Les autres types s’écartèrent un peu plus.) Seul le temps le dira… Sois attentif pendant que je m’occupe des autres. Si tu es futé, tu auras compris la méthode avant que j’aie détecté le quatrième ou le cinquième disciple… (Taim regarda Rand, signifiant que cette remarque s’adressait en réalité à lui.) À qui le tour ?
Personne ne bougea.
— Toi ! lança Taim en désignant un type plutôt pataud qui semblait avoir largement dépassé la trentaine.
Kely Huldin, un tisserand aux cheveux bruns. Dans la rangée de femmes, l’épouse du malheureux eut un gémissement.
Faire passer l’épreuve à vingt-six hommes prendrait jusqu’à la tombée de la nuit, voire plus longtemps. Malgré la chaleur, les jours raccourcissaient, comme si l’hiver approchait normalement. Et sans nul doute, un échec prendrait plus de temps, puisque Taim voudrait être sûr de sa « sentence ».
Bashere attendait Rand, et il devait encore rendre visite à Weiramon…
— Continue sans moi, lança le jeune homme à Taim. Je reviendrai demain pour voir où tu en es… Surtout, n’oublie pas que je t’ai accordé ma confiance…
Ne te fie pas à lui…, dit Lews Therin, sa voix semblant sortir de la gorge d’un forcené qui aurait rôdé dans les coins les plus sombres de l’esprit de Rand. La confiance, c’est la mort ! Tue-le ! Tue-les tous ! Ah ! mourir et en avoir fini avec tout… Dormir et ne pas rêver… Ou alors, rêver d’Ilyena… Pardonne-moi, mon amour ! Non, pas de pardon. La fin, seulement… Je mérite de mourir…
Rand se détourna avant qu’on puisse voir sur son visage le reflet du combat intérieur qu’il livrait.
— Demain… Si je peux, je reviendrai demain…
Taim rattrapa le jeune homme et son escorte de Promises avant qu’ils aient atteint les arbres.
— Si tu restes un peu plus longtemps, tu apprendras la méthode de détection…
Agacé, Taim ajouta :
— Si je découvre vraiment cinq ou six candidats de plus, ce qui ne m’étonnerait pas. Tu as la Chance du Ténébreux, dirait-on. Je suppose que tu veux apprendre. Ou as-tu l’intention de te décharger de ça sur moi ? Dans ce cas, sache que ce sera long. Même si je lui mène la vie dure, Damer ne sentira pas le saidin – sans même parler de s’y connecter – avant des jours, voire des semaines. S’y connecter, ai-je dit, pas « canaliser ».
— Pour ta méthode, j’ai déjà compris, dit Rand. Ce n’était pas difficile. Oui, j’ai l’intention de me décharger de la détection sur toi, jusqu’à ce que tu aies formé un ou deux types afin qu’ils t’aident. N’oublie pas ce que je t’ai dit, Taim, et travaille vite !
Ce programme n’était pas exempt de danger. D’après ce que Rand avait entendu dire, apprendre à canaliser la moitié féminine de la Source Authentique – le saidar – revenait à assimiler comment s’unir à une force qui était prête à obéir à condition qu’on se soumette d’abord à elle. Une extraordinaire puissance qui n’avait cependant rien de menaçant tant qu’on n’en faisait pas un mauvais usage. Pour Elayne et Egwene, ça semblait tout naturel. Rand, lui, avait du mal à y croire. Pour un homme, canaliser était un incessant combat pour la domination et la survie. Si on s’y mettait trop vite, en s’immergeant trop profondément, on était comme un gamin tout nu propulsé dans une bataille rangée contre des adversaires en armure. Et même quand un mâle était formé, le saidin pouvait encore le détruire – en le tuant ou en dévastant son esprit – quand il ne le privait pas par la violence de toute possibilité de canaliser. La mutilation que les Aes Sedai infligeaient aux hommes qu’elles capturaient – ce qu’elles appelaient les apaiser –, un mâle pouvait se l’infliger à lui-même s’il relâchait sa vigilance ou se montrait imprudent.
À voir leur tête, pas mal de « candidats » réunis devant l’étable se seraient fait mutiler dans l’allégresse, si on le leur avait proposé. La femme de Kely Huldin le tenait par les pans de sa chemise, et elle ne devait pas lui souffler des mots d’amour. Hésitant, Kely dodelinait de la tête, et les autres époux regardaient furtivement leur femme, l’air embarrassés. Mais il s’agissait d’une guerre, et il y avait toujours des pertes, y compris parmi les pères de famille.
Révulsé, Rand s’avisa qu’il était devenu assez cynique pour flanquer la nausée à une chèvre. Histoire de ne pas avoir à croiser le regard de Sora Grady, il tourna la tête et dit à Taim :
— Pousse-les au-delà de leurs limites. Qu’ils apprennent le plus vite possible, quitte à leur bourrer le crâne.
Taim eut une moue pincée.
— Leur bourrer le crâne, d’accord… Mais de quoi ? Tout ce qui peut servir d’arme, je suppose ?
— Des armes, oui…
Ils devaient tous devenir des armes, lui compris. Mais des armes pouvaient-elles avoir une famille ? Devaient-elles s’autoriser l’amour ?
Allons bon, d’où venaient ces pensées-là ?
— Apprends-leur tout, mais d’abord ce qui peut servir d’arme.
Il y avait si peu de candidats… Vingt-sept… Et si Taim dénichait un « élu » de plus que Damer, Rand se réjouirait que sa nature de ta’veren ait attiré à lui cette perle rare. Les Aes Sedai capturaient et apaisaient uniquement les hommes déjà capables de canaliser, mais en trois mille ans, elles étaient devenues expertes dans cet art. Certaines sœurs semblaient même croire qu’elles avaient réussi un « exploit » n’ayant jamais été dans leurs intentions, à savoir éradiquer toute aptitude à canaliser chez les hommes comme chez les femmes. La tour était à l’origine conçue pour abriter trois mille Aes Sedai – et même davantage, si elles devaient être toutes réunies en même temps – plus des centaines de jeunes femmes venues afin d’être formées. Avant le schisme, on y comptait une quarantaine de novices et moins de cinquante Acceptées…
— Il m’en faut beaucoup, Taim… D’une manière ou d’une autre, trouve davantage de… compagnons. Et avant toute autre chose, apprends-leur à détecter leurs semblables.
— Tu veux que nous soyons aussi nombreux que les Aes Sedai ?
Si c’était le plan de Rand, le faux Dragon repenti n’y voyait apparemment aucun inconvénient.
— Mais combien y a-t-il de sœurs ? demanda Rand. Mille ?
— Moins que ça, je pense… Moins que ça…
Éradiquer toute aptitude à canaliser… Que la Lumière brûle ces femmes, même si elles avaient peut-être eu quelques raisons d’agir ainsi !
— De toute façon, nous aurons toujours assez d’ennemis…
Ça, ce n’était pas ce qui manquait ! Le Ténébreux et les Rejetés, les créatures des Ténèbres et les Suppôts… Sans compter les Capes Blanches et un certain nombre d’Aes Sedai – celles qui appartenaient à l’Ajah Noir, et celles qui voulaient faire de lui leur marionnette. Oui, celles-ci, il les classait parmi ses adversaires, même si elles n’auraient pas vu les choses ainsi.