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— Ce qui n’est pas bon pour moi, grogna Rand malgré sa gratitude au sujet du shoufa, c’est de rester ici à perdre mon temps.

— Perdre ton temps ? dit la jeune Jalani d’un ton trop innocent pour être honnête. (Elle enroula de nouveau son shoufa, dévoilant un instant ses cheveux coupés court aussi roux que ceux d’Enaila.) Comment le Car’a’carn peut-il perdre son temps ? La dernière fois que j’ai transpiré comme lui, j’avais couru du lever au coucher du soleil.

Des sourires et des rires saluèrent cette pique. La rousse Maira, aînée de Rand d’une bonne dizaine d’années, s’en tapa sur les cuisses, et la blonde Desora cacha son sourire derrière sa main, comme elle le faisait toujours. Liah la balafrée en sauta de joie et Sulin s’en plia quasiment en deux. Dans ses meilleurs moments, l’humour aiel était au mieux… étrange. Les héros des récits se faisaient rarement ficher de leur tête – même d’une façon énigmatique – et les têtes couronnées ne connaissaient pas non plus ce triste sort. Hélas, un chef aiel, même le Car’a’carn, n’était pas un roi. S’il en détenait plus ou moins l’autorité, aucun Aiel n’aurait hésité un instant à venir lui dire ses quatre vérités. Mais l’essentiel de la question était pourtant ailleurs…

Même s’il avait été élevé à Deux-Rivières par Tam al’Thor et sa femme Kari – morte lorsqu’il avait cinq ans – Rand était en réalité le fils d’une Promise qui avait succombé en lui donnant le jour sur les pentes du pic du Dragon. Contrairement à son vrai père, elle n’était pas de sang aiel, mais elle avait quand même réussi à devenir une Far Dareis Mai. À présent, il était affecté par des coutumes aielles plus fortes que des lois. Non, pas affecté, mais submergé.

Si elle voulait se marier, une Promise devait renoncer à la lance. Et si elle avait un enfant mais entendait rester une guerrière, sa fille ou son fils était confié à une autre femme par les Matriarches, sans qu’elle puisse savoir de qui il s’agissait. Tout enfant né d’une Promise était considéré comme un cadeau du destin – l’élever devenant un honneur, même si seuls sa mère et son père adoptifs connaissaient sa véritable identité. En outre, la Prophétie de Rhuidean annonçait que le Car’a’carn serait un de ces enfants, mais qu’il aurait grandi parmi les habitants des terres mouillées. Pour les Promises, Rand, le premier fils d’une guerrière dont les origines étaient connues, représentait tous les enfants anonymes perdus au fil des siècles.

Qu’elles soient plus âgées que Sulin ou aussi jeunes que Jalani, toutes les Far Dareis Mai le tenaient pour une sorte de frère prodigue. En public, elles lui témoignaient tout le respect dû à un chef – ce qui n’allait pas toujours très loin – mais en privé, eh bien, elles le traitaient comme un frère longtemps perdu puis retrouvé. Un frère aîné ou cadet ? C’était très variable, même si ça n’avait bizarrement rien à voir avec l’âge de la Promise.

Par bonheur, très peu de guerrières avaient adopté l’attitude d’Enaila et de Somara. En privé ou non, il s’agaçait toujours de voir une femme à peine plus âgée que lui le materner outrageusement.

— Dans ce cas, répondit Rand à Jalani, nous devons aller quelque part où je ne transpirerai pas.

Non sans effort, il parvint à sourire aux guerrières. Plusieurs étant déjà mortes pour lui – et il y en aurait d’autres avant que tout soit terminé –, il leur devait des égards. Oubliant instantanément leur hilarité, les Promises redevinrent des gardes du corps prêtes à suivre partout leur Car’a’carn et à le défendre au péril de leur vie.

Mais où aller ? se demanda Rand. Bashere attendait qu’il lui rende une visite « fortuite », mais si Aviendha en avait entendu parler, elle avait très bien pu rejoindre le Maréchal. Ces derniers temps, Rand évitait autant qu’il pouvait la jeune femme – surtout quand il risquait d’être seul avec elle. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il avait très envie d’être seul avec elle, justement. Jusque-là, il avait réussi à cacher tout ça aux Promises, car si elles s’en étaient seulement doutées, elles lui auraient empoisonné la vie.

Plus sérieusement, il devait rester à l’écart d’Aviendha. Traînant la mort dans son sillage telle une maladie contagieuse, il était une cible vivante, et les gens tombaient comme des mouches autour de lui. À cause d’une promesse qu’il se reprocherait jusqu’à son dernier souffle, il était obligé de s’endurcir et de voir mourir des Far Dareis Mai. Certes, mais Aviendha avait renoncé à la lance pour étudier avec les Matriarches. S’il n’était pas sûr de ses sentiments pour elle, Rand aurait juré une chose : si la jeune Aielle devait mourir par sa faute, quelque chose en lui périrait en même temps qu’elle. Coup de chance incroyable, Aviendha n’était en aucune façon impliquée sentimentalement vis-à-vis de lui. Si elle tentait de le suivre comme son ombre, c’était pour obéir aux Matriarches, qui lui avaient ordonné de le surveiller, et pour être fidèle à Elayne, à qui elle avait promis de le tenir à l’œil. Pour Rand, cependant, ces deux motivations ne rendaient pas la situation moins délicate, bien au contraire.

En réalité, la décision était facile : Bashere allait devoir attendre. Ainsi, il éviterait Aviendha, et la rencontre avec Weiramon – censée être secrète, mais délibérément trop mal organisée pour le rester longtemps – aurait lieu dès maintenant. Une motivation délirante pour une telle décision ? Sans doute, mais que pouvait faire un homme quand une femme refusait de se rendre à la raison ? De plus, cette façon de procéder promettait d’être parfaite. Les gens qui devaient être informés de la visite à Weiramon le seraient, et ils goberaient sûrement ce qu’il fallait qu’ils gobent parce que l’opération était justement organisée en grand secret. Et le passage en revue des hommes de Bashere semblerait encore plus fortuit que nature s’il le réservait pour la fin de la journée. Oui, un très bon plan. Tordu au point d’être digne de nobles du Cairhien jouant férocement au Grand Jeu.

Rand se connecta au saidin et ouvrit un portail. Le trait de lumière s’élargit, montrant l’intérieur d’une grande tente à la toile ornée de rayures vertes et au sol couvert de tapis teariens aux motifs géométriques hauts en couleur. Même s’il n’y avait rien à redouter sous cette tente, actuellement vide, Enaila, Maira et les autres se voilèrent avant de franchir l’ouverture.

Rand s’arrêta et se retourna. La tête basse, Kely Huldin avançait vers la ferme, sa femme s’occupant des deux enfants qui marchaient à ses côtés. Alors qu’elle tapotait l’épaule de son mari pour le consoler, Rand vit malgré la distance qu’elle rayonnait de joie. À l’évidence, Kely venait d’échouer. Jur Grady l’avait remplacé face à Taim, et tous deux regardaient une petite flamme qui dansait dans l’air entre eux. Son fils serré contre elle, Sora ne regardait pas son époux, car elle rivait toujours les yeux sur Rand.

« Le regard d’une femme est plus tranchant qu’une lame. »

Un autre proverbe de Deux-Rivières.

Rand franchit le portail, attendit que les autres Promises l’aient suivi, puis se coupa de la Source.

Il faisait ce qu’il devait faire. Rien de plus.