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Le sens de l’humour

Sous la tente plongée dans la pénombre, il faisait assez chaud pour que Caemlyn, à environ deux cents lieues au nord, semble une oasis de fraîcheur. Quand Rand écarta le rabat pour sortir, il cligna des yeux. Le soleil cognait dur, le rendant encore plus reconnaissant au sujet du shoufa.

Une copie de l’étendard du Dragon flottait au-dessus de la tente en compagnie de celui qui arborait l’antique symbole des Aes Sedai. Dans une plaine à l’herbe piétinée par les sabots des chevaux et les bottes des soldats, des tentes au sommet pointu ou plat s’alignaient à perte de vue. La majorité étaient d’un blanc crasseux, mais il y avait aussi des modèles de couleur ou à rayures. Au-dessus de certaines, les étendards des seigneurs se dressaient fièrement.

Une armée était réunie à la lisière des plaines de Maredo, le long de la frontière de Tear. Des milliers de soldats exclusivement teariens et cairhieniens, car les Aiels – cinq fois plus nombreux que les autres réunis, et de nouveaux guerriers arrivaient chaque jour – avaient établi leur propre campement à bonne distance des hommes des terres mouillées.

Des troupes assez puissantes pour faire trembler l’Illian dans ses bottes et écraser tout ce qui se dresserait sur son chemin.

Enaila et les autres membres de l’avant-garde étaient déjà dehors, en compagnie d’une dizaine d’Aiels – des sentinelles qui surveillaient en permanence la tente du Car’a’carn. Vêtus et armés comme les Promises, tous étaient au moins aussi grands que Rand. Des lions d’hommes au visage dur tanné par le soleil et aux yeux glaciaux, qu’ils soient bleus, verts ou gris – bref, les compagnons idéaux de ces panthères de Far Dareis Mai.

En ce jour, c’étaient des Sha’mad Conde – des Marche-Tonnerre – dirigés par Roidan en personne, le chef de cet ordre de guerriers de ce côté-ci du Mur du Dragon. Si les Promises avaient en charge l’honneur du Car’a’carn, tous les autres ordres exigeaient de participer à sa protection rapprochée.

Sur le plan de la tenue, certains hommes arboraient un accessoire de plus que les guerrières. La moitié environ portaient autour du crâne un bandeau rouge orné de l’antique symbole noir et blanc des Aes Sedai. C’était une nouveauté, apparue quelques mois plus tôt. Les porteurs de cet emblème se nommaient eux-mêmes les siswai’aman – dans l’ancienne langue, les Lances du Dragon. Ces bandeaux et leur signification embarrassaient Rand, mais qu’aurait-il pu y faire, puisque les hommes ne semblaient même pas disposés à reconnaître qu’ils les portaient ? À la connaissance de Rand, aucune Promise ne s’était convertie à cette « mode ». Il n’aurait su dire pourquoi, car les guerrières étaient presque aussi réticentes à l’idée d’aborder le sujet que leurs homologues mâles.

— Je te vois, Rand al’Thor, annonça Roidan.

Le salut rituel… Si les cheveux de Roidan étaient désormais plus gris que blonds, un forgeron aurait pu utiliser comme marteau – ou comme enclume – le visage de ce colosse aux épaules carrées. À voir les cicatrices qui constellaient ses joues ou son nez, il était possible que plus d’un artisan l’ait fait… Son regard bleu glacial adoucissant presque ses traits, l’Aiel évita délibérément de le poser sur l’épée de Rand.

— Puisses-tu trouver de l’ombre aujourd’hui…

Le salut rituel, toujours… Aucun rapport avec la température – Roidan n’avait pas un poil de mouillé – mais une formule traditionnelle en usage dans un désert où le soleil tapait fort et où les arbres étaient rarissimes.

— Je vois, répondit Rand. Puisses-tu aussi trouver de l’ombre aujourd’hui, Roidan. Le Haut Seigneur Weiramon est là ?

Roidan désigna un pavillon aux rayures rouges et au toit écarlate. En veste or et noir, des Défenseurs de la Pierre, leurs longues lances inclinées à l’identique (au degré près), montaient la garde autour. Au-dessus du pavillon, les Trois Croissants de Tear, en blanc sur fond rouge et or, et le Soleil Levant du Cairhien, or sur fond bleu, flanquaient l’étendard rouge de Rand. Oscillant sous une brise qui aurait pu jaillir d’une fournaise, les trois drapeaux se voyaient de loin.

— Tous les hommes des terres mouillées sont là, annonça Roidan.

Les yeux rivés dans ceux de Rand, il ajouta :

— Bruan n’a pas été invité sous cette tente depuis trois jours, Rand al’Thor.

Bruan était le chef des Aiels Nakai, la tribu de Roidan, et tous deux appartenaient au clan du Fond Salin.

— C’est pareil pour Han, le chef des Tomanelle, pour Dhearic, celui des Reyn, et pour tous les autres chefs.

— Je vais m’occuper de ça… Veux-tu bien prévenir Bruan et les autres que je suis ici ?

Roidan acquiesça gravement.

Avec un regard en coin pour les guerriers, Enaila approcha de Jalani et lui « souffla » à l’oreille, assez fort pour que ça s’entende à dix pas :

— Sais-tu pourquoi ils s’appellent les Marche-Tonnerre ? Parce que, même quand ils ne marchent pas, on a tendance à regarder le ciel pour y voir des éclairs.

Les Promises éclatèrent de rire.

Un jeune Marche-Tonnerre bondit soudain dans les airs, lança une jambe vers le ciel, si haut que son pied botté dépassa nettement le sommet du crâne de Rand. Sans la cicatrice blanchâtre qui lui barrait la joue, sous le cache qui couvrait son œil manquant, ce guerrier aurait été d’une saisissante beauté. Lui aussi arborait le bandeau écarlate.

— Savez-vous pourquoi les Promises parlent par signes ? cria-t-il au sommet de son bond.

Une fois qu’il eut atterri, il se fendit d’une grimace dubitative. Pas à l’intention des guerrières, cependant, car il s’adressait exclusivement à ses compagnons.

— Parce qu’elles ne peuvent pas s’arrêter de parler, même quand elles se taisent.

Les Sha’mad Conde éclatèrent à leur tour de rire.

— Pour se rengorger de devoir garder une tente vide, il faut être des Marche-Tonnerre, dit Enaila à Jalani. (Elle soupira et secoua la tête.) La prochaine fois qu’ils demanderont du vin, si les gai’shain leur apportent des gobelets vides, ils seront bien plus soûls que nous quand nous buvons de l’oosquai.

Estimant probablement que la Promise avait remporté cette joute verbale, le jeune borgne et plusieurs autres Marche-Tonnerre levèrent leur rondache et frappèrent dessus avec leur faisceau de lances. Enaila écouta un moment ce concert, puis elle hocha la tête, satisfaite, et suivit ses compagnes, qui avaient emboîté le pas à Rand.

Toujours aussi perplexe au sujet de l’humour aiel, le jeune homme étudia le camp. Des odeurs de cuisson montaient des centaines de feu où on faisait griller de la viande, réchauffer de la soupe ou cuire du pain dans les braises. Les campagnes étant souvent synonymes de ventre vide, les soldats mangeaient copieusement dès qu’ils en avaient l’occasion. Aux arômes appétissants, les feux eux-mêmes ajoutaient des relents moins agréables, car dans les plaines de Maredo, on trouvait plus de bouses de vache séchées que de bois combustible.

Des archers, des arbalétriers et des piquiers déambulaient de-ci de-là, certains en pourpoint de cuir renforcé de disques d’acier et d’autres en simple veste matelassée. Les nobles teariens et cairhieniens méprisant les fantassins, on voyait surtout des cavaliers. Reconnaissables à leur casque à crête à larges bords, les Teariens portaient une cuirasse au-dessus de leur veste d’uniforme aux manches amples rayées aux couleurs de leur seigneur. En veste noire, leur plastron en cuir bosselé, les Cairhieniens étaient équipés d’un casque en forme de cloche évidée afin de leur dégager le visage. Le fanion que certains d’entre eux portaient dans le dos, fixé à une courte hampe, signalait les nobles mineurs, les fils cadets et parfois de banals officiers, même si très peu d’hommes du rang accédaient à un grade dans cette armée. Ou dans les forces teariennes, d’ailleurs…