Rand entendit un vague doute dans la voix du Tearien, absent de la Pierre la nuit de sa chute.
— Et qu’en pensez-vous, Tolmeran ?
Les affirmations des rebelles avaient de quoi séduire dans un pays où il était interdit de canaliser avant que Rand modifie la loi, où les Aes Sedai étaient à peine tolérées, et dont la forteresse – la fameuse Pierre – était restée imprenable durant trois mille ans, jusqu’à ce que Rand mette un terme à son invincibilité. Oui, elles avaient de quoi séduire, ça ne faisait aucun doute. Rand se demanda s’il découvrirait que des Capes Blanches tiraient plus ou moins les ficelles de la sédition. Pedron Niall étant hautement intelligent, il semblait peu probable que ce soit si simple…
— Je pense que vous avez pour de bon brandi Callandor, l’épée de cristal, et je pense aussi que vous êtes le Dragon Réincarné.
Le léger accent mis sur le « pense », chaque fois, en disait long. Tolmeran ne manquait pas de courage.
Estevan acquiesça – lentement, certes, mais il acquiesça. Lui aussi était un type courageux.
Cependant, pas plus que les autres, aucun de ces deux hommes ne posa la question qui semblait évidente : Rand voulait-il qu’on traque les rebelles ? Le jeune homme ne fut pas surpris par cette omission. Pour commencer, parce que l’Haddon Mirk n’était pas l’endroit idéal pour traquer quelqu’un. Dans cette forêt dense, on ne trouvait ni villages ni routes et même pas de sentiers. À sa lisière nord, sur un terrain montagneux très accidenté, un voyageur aurait pu s’estimer heureux d’avoir parcouru une lieue au cours d’une dure journée de marche. Dans cette même zone, deux armées auraient pu manœuvrer jusqu’à épuisement de leurs vivres sans jamais se rencontrer.
Mais ça n’expliquait pas tout, au sujet de la fameuse question. L’essentiel était ailleurs. S’il la posait, cette fichue question, tout homme risquait d’être soupçonné de vouloir diriger l’expédition. Un tel « volontaire » n’aurait-il pas plutôt derrière la tête l’idée de se rallier à Darlin, au lieu de le capturer ? S’ils ne jouaient pas au Grand Jeu à la façon des Cairhieniens – des gens qui voyaient toute une encyclopédie dans un seul regard et entendaient dans une phrase beaucoup plus de choses qu’on pouvait humainement y mettre – les Teariens n’en complotaient pas moins ardemment et ils passaient leur temps à s’épier pour percer au jour leurs machinations respectives. Et bien entendu, ils pensaient que tout le monde faisait comme eux.
Cela dit, laisser les rebelles où ils étaient, pour l’instant, convenait très bien à Rand. Toute son attention devait se concentrer sur l’Illian, et il fallait que ça se sache. Certes, mais il ne devait quand même pas passer pour un faible. Ces hommes ne se retourneraient pas contre lui, ça semblait acquis. Mais Ultime Bataille ou non, deux choses simplement les empêchaient de s’entre-tuer. Primo, leur détestation des Aiels, qui les conduisait à se supporter plus ou moins. Secundo, une sainte terreur de la colère du Dragon Réincarné. Si cette crainte disparaissait, il ne faudrait pas une minute avant qu’ils commencent à s’entre-égorger et à massacrer des Aiels.
— Quelqu’un veut prendre la défense des rebelles ? demanda Rand. L’un de vous leur trouve-t-il des circonstances atténuantes ?
Si c’était le cas, personne n’eut envie de se mettre en avant. En comptant les domestiques, plus d’une vingtaine de paires d’yeux étaient rivées sur Rand, attendant qu’il parle. Et dans le lot, les serviteurs étaient peut-être les plus concernés. Quant aux Promises, bien entendu, elles regardaient tout, sauf le Car’a’carn.
— Je les déchois de leurs titres, et leurs terres seront confisquées. Qu’on établisse un mandat d’arrêt pour chaque renégat dont le nom est connu. Même chose pour les renégates.
Ce dernier point risquait d’être délicat. En Tear, la rébellion était punie de mort. S’il avait changé certaines lois, Rand n’avait pas touché à celle-là, et il était désormais trop tard.
— Qu’on fasse savoir ceci : toute personne qui tuera un insurgé ne sera pas accusée de meurtre. En revanche, aider les rebelles aura pour conséquence une accusation de trahison. Cependant, tous les séditieux qui se rendront auront la vie sauve.
Cette mesure résoudrait peut-être le cas d’Estanda – car il refusait de condamner à mort une femme – s’il parvenait à obtenir sa reddition.
— Mais ceux qui ne se rendront pas seront pendus.
Teariens comme Cairhieniens, tous les nobles échangèrent des regards embarrassés et plusieurs blêmirent. La sentence de Rand ne les étonnait pas – en temps de guerre, il ne pouvait pas y en avoir d’autre – mais qu’on dépouille un seigneur de ses titres les choquait profondément. Malgré toutes les modifications que Rand avait apportées aux lois des deux pays, et en dépit des innombrables nobles traînés devant des tribunaux puis pendus pour meurtre ou condamnés à une amende pour violence, ces privilégiés continuaient à penser que leur naissance leur conférait une supériorité sur le commun des mortels. L’ordre naturel des choses, ils n’en démordraient pas, faisait d’eux des lions alors que le peuple restait un vulgaire troupeau de moutons. Un Haut Seigneur condamné à la potence mourait en restant un lion. Privés de leurs titres, Darlin et les autres crèveraient comme des paysans, un sort bien plus cruel que la mort en elle-même.
Carafe en main, les serviteurs guettaient le moment de remplir chaque gobelet qui devait être très nettement incliné par le buveur. S’ils étaient aussi impassibles que d’habitude, une sorte d’allégresse brillait dans les yeux de certains.
— Bien, voilà une affaire réglée, dit Rand. (En approchant de la table, il retira son shoufa.) Voyons les cartes, à présent. Sammael est plus important qu’une poignée d’imbéciles qui pourrissent dans la forêt d’Haddon Mirk.
Il espéra que ces crétins pourriraient pour de bon. Que la Lumière les brûle !
Weiramon pinça les lèvres et Tolmeran plissa le front une fraction de seconde avant de se reprendre. Le visage de marbre, Sunamon aurait tout aussi bien pu être une statue. Les autres Teariens semblaient perplexes, tout comme les Cairhieniens, même si Semaradrid le cachait bien. Pendant l’attaque contre la Pierre, certains de ces hommes avaient vu des Myrddraals et des Trollocs, d’autres ayant assisté à son duel contre Sammael à Cairhien. Pourtant, dès qu’il évoquait les Rejetés, affirmant qu’ils s’étaient libérés, tous prenaient ça pour un symptôme de sa folie. Selon certaines rumeurs, il était responsable de tous les ravages qu’avait subis Cairhien, frappant sans distinction ses amis et ses ennemis.
Rand aperçut l’expression de Liah – dans son regard, pas sur son visage de pierre – et il redouta qu’un de ces hommes, s’ils ne cessaient pas de le dévisager ainsi, finisse avec une lance de Promise dans la poitrine.
Tous se rassemblèrent pourtant autour de la table tandis que Rand, après avoir jeté de côté son shoufa, commençait à fouiller dans le tas de cartes. Bashere avait raison : on suivait aveuglément les fous aussi longtemps qu’ils gagnaient. Aussi longtemps, oui…
Au moment où Rand venait de trouver la carte qu’il cherchait – une représentation détaillée de la frontière orientale de l’Illian – les chefs aiels arrivèrent.
Le chef des Nakai, Bruan, fut le premier à entrer, suivi par Jheran, le chef des Shaarad, Dhearic, celui des Reyn, Han, celui des Tomanelle, et enfin Erim, celui des Chareen. Tous saluèrent de la tête Sulin et les trois autres Promises.
Gaillard massif aux yeux gris éternellement tristes, Bruan était le vrai chef des cinq tribus que Rand avait envoyées au sud jusque-là. Aucun des quatre autres n’avait jamais émis d’objection. D’une nature placide, si bizarre que ce fût, Bruan cachait fort bien ses compétences militaires. En cadin’sor, leur shoufa autour du cou, les cinq chefs ne portaient pas d’autres armes que le couteau accroché à leur ceinture. Mais les Aiels n’étaient jamais désarmés, même quand ils disposaient seulement de leurs mains et de leurs pieds.