Les Cairhieniens firent comme si les guerriers n’étaient pas là. Les Teariens, eux, crurent bon de renifler leur diffuseur de parfum et leur mouchoir d’un air dégoûté. Pourtant, face aux Aiels, Tear avait seulement perdu la Pierre, et ce avec l’aide du Dragon Réincarné, pensaient-ils – ou des Aes Sedai –, alors que le Cairhien avait en deux occasions été humilié et dévasté par les guerriers du désert.
Tous les Aiels ignorèrent les nobles, à part Han. Les cheveux blancs, le visage parcheminé, ce chef-là leur jeta des regards assassins. Plutôt susceptible – c’était un euphémisme –, il ne parvenait peut-être pas à avaler que certains des Teariens soient aussi grands que lui. Pour un Aiel, Han était petit – ce qui le laissait bien au-dessus de la moyenne pour un habitant des terres mouillées –, et sur ce point, il se montrait aussi prompt à la vexation qu’Enaila. De plus, les Aiels méprisaient les tueurs d’arbre, ainsi qu’ils appelaient les Cairhieniens – quand ils ne leur donnaient pas du « parjure » – plus que toutes les autres catégories d’habitants des terres mouillées.
— Les Illianiens, dit Rand, rappelant à l’ordre ses alliés.
Il déroula la carte, se servit du Sceptre du Dragon pour coincer un côté, et utilisa un encrier et un petit réservoir à sable – tout cela en or – pour aplanir l’autre. Il n’avait surtout pas besoin que ces hommes en viennent aux mains. En sa présence, il doutait qu’ils s’entre-tuent, mais contrairement à ce qui se passait dans les récits, où les alliés finissaient toujours par s’entendre, il aurait juré que ça n’arriverait jamais entre ceux-là.
Les plaines de Maredo s’étendaient sur une courte distance en Illian, où elles cédaient la place à des collines boisées non loin de la Manetherendelle et de la rivière Shal, qui venait s’y jeter. Cinq croix à l’encre séparées par environ quatre lieues marquaient les limites orientales des collines de Doirlon.
Rand posa un index sur la croix du milieu.
— Vous êtes sûrs que Sammael n’a pas ajouté de camp ?
Voyant la moue de Weiramon, il se corrigea avec un agacement visible :
— Le seigneur Brend, si vous préférez. Ou le Conseil des Neuf. Ou même Mattin Stepaneos den Balgar, si le roi vous convient mieux. La configuration des camps est-elle inchangée ?
— C’est ce que rapportent nos éclaireurs, répondit Jheran, très calme.
Mince comme une lame, ses cheveux châtain clair déjà grisonnant, il se montrait d’une équanimité remarquable depuis que la querelle de sang qui opposait les Shaarad aux Goshien (un conflit remontant à quatre cents ans !) était éteinte consécutivement à l’avènement de Rand.
— Les Sovin Nai et les Duadhe Mahdi’in ouvrent l’œil et le bon, dit-il d’un ton satisfait qui lui valut l’approbation de Dhearic.
Avant de devenir chef, Jheran avait appartenu à l’ordre des Sovin Nai – les Mains-Couteaux – et Dhearic à celui des Duadhe Mahdi’in, les Sourciers.
— Nos messagers nous avertissent de tout changement dans un délai de cinq jours.
— Mes éclaireurs croient qu’il en est ainsi, répondit Weiramon à la question de Rand, exactement comme si Jheran n’avait rien dit. Chaque semaine, j’envoie un nouveau détachement. Il faut à mes hommes un mois pour faire l’aller-retour, et je suis aussi bien informé que la distance le permet.
Les Aiels se rembrunirent un peu plus.
Rand ignora la joute verbale de ses alliés. En de multiples occasions, il avait tenté de rapprocher par la contrainte les Teariens, les Cairhieniens et les Aiels. Mais tous, dès qu’il avait le dos tourné, préféraient être séparés par un gouffre. Alors, inutile de gaspiller son énergie…
Quant aux camps, il savait qu’il y en avait toujours cinq parce qu’il les avait inspectés – pour ainsi dire. Ayant appris à pénétrer dans un étrange lieu – le reflet du monde réel, mais pas des gens qui le peuplaient –, il était entré dans ces immenses camps aux fortifications de bois. En réalité, il connaissait la réponse à presque toutes les questions qu’il posait, mais il jonglait avec ses divers plans comme un artiste des rues avec des torches enflammées.
— Sammael a fait venir d’autres hommes ? demanda-t-il.
Cette fois, il resta ferme sur le nom. Comme de juste, les Aiels ne bronchèrent pas. Si les Rejetés arpentaient le monde, eh bien, il fallait regarder les choses en face, sans perdre de temps à penser à ce qu’on aurait préféré qu’elles soient.
Bien entendu, les nobles le regardèrent de nouveau comme s’il avait perdu la raison. Pourtant, il faudrait bien qu’ils s’y habituent, un jour ou l’autre. On ne pouvait pas fuir éternellement la réalité.
— Tous les Illianiens capables de tenir une lance sans se la planter dans un pied sont mobilisés ou en cours de mobilisation, répondit Tolmeran, l’air sombre.
Comme tous les Teariens, il brûlait d’envie d’en découdre avec les Illianiens. Ça n’avait rien d’étonnant, car les deux nations – qui faisaient partie de la dépouille démembrée de l’ancien empire d’Artur Aile-de-Faucon – se détestaient et avaient passé leur temps, depuis, à se déclarer la guerre au moindre prétexte. Mais Tolmeran, contrairement aux autres Hauts Seigneurs, semblait moins enclin à croire que toute bataille pouvait être gagnée par une unique charge bien conduite.
— Tous les rapports mentionnent que les camps grossissent et se dotent de défenses de plus en plus puissantes.
— Nous devons attaquer sans tarder, seigneur Dragon, intervint Weiramon. Que la Lumière brûle mon âme ! Seigneur, je peux tomber sur les Illianiens alors qu’ils ont le pantalon sur les chevilles ! Ils se sont en quelque sorte cloués au sol ! Allons, ils n’ont presque pas de chevaux ! Je les réduirai en bouillie, et la voie sera libre jusqu’à la capitale.
En Illian, comme en Tear et au Cairhien, la nation portait le nom de la mégalopole qui en était le cœur.
— Seigneur Dragon, dans moins d’un mois, votre étendard flottera sur Illian. Que la Lumière me brûle les yeux si je mens ! Disons deux au maximum…
Se tournant vers les Cairhieniens, Weiramon ajouta à contrecœur :
— Oui, nous ferons ça, Semaradrid et moi…
Le seigneur cairhienien hocha la tête sans enthousiasme.
— Non, lâcha froidement Rand.
Le plan de Weiramon conduirait à un désastre. Plus de cent lieues séparaient le camp des grands forts où Sammael avait rassemblé ses hommes. Dans cette immense plaine herbeuse, une butte haute de cinquante pieds était tenue pour une colline et un bosquet de deux arbres passait pour une forêt. Sammael avait lui aussi des éclaireurs, sans compter tous les rats et les corbeaux qui pouvaient être ses espions. Plus de cent lieues… Soit douze ou treize jours de marche pour les Teariens et les Cairhieniens, avec de la chance. Les Aiels auraient pu couvrir la distance en cinq jours, s’ils forçaient le rythme – un ou deux éclaireurs se déplaçaient plus vite qu’une troupe, même dans leur cas –, mais Weiramon ne leur avait laissé aucune place dans son plan.
Longtemps avant que les Teariens aient atteint les collines de Doirlon, Sammael serait prêt à les réduire en bouillie – pas le contraire. Un plan idiot. Encore plus que celui « exposé » par Rand.