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— Vous avez tous vos ordres. Vous attendrez ici l’arrivée de Mat, qui prendra le commandement. Et même quand ce sera fait, personne ne bougera d’ici avant que j’estime nos forces assez nombreuses. Des renforts arrivent. Des Teariens, des Cairhieniens et des Aiels. Weiramon, je compte écraser à jamais Sammael, afin que l’étendard du Dragon flotte sur l’Illian.

Ça, c’était parfaitement vrai.

— Je donnerais cher pour être avec vous, mais le royaume d’Andor monopolise mon attention.

Weiramon se pétrifia, sinistre. La grimace de Semaradrid aurait pu faire tourner en vinaigre le nectar de son punch, et Tolmeran manifesta sa désapprobation en restant d’une impassibilité de marbre – l’équivalent d’un bon coup de poing dans la figure, quand on le connaissait un peu.

Semaradrid s’inquiétait à cause du délai. Plus d’une fois, il avait développé sa position : si des hommes arrivaient chaque jour au camp, il en allait de même dans les forts, en Illian. À l’évidence, il avait encouragé Weiramon à accoucher de son plan – même s’il en aurait imaginé un meilleur. Tolmeran, lui, avait des doutes au sujet de Mat. Malgré tout ce qu’il avait entendu dire par les Cairhieniens au sujet du jeune homme – un concert de louanges pour ses qualités de stratège – il continuait à penser que ces flatteries ne prouvaient rien. Sinon qu’un vulgaire paysan, à condition d’être l’ami du Dragon Réincarné, pouvait être couvert d’honneurs immérités.

Une objection sincère, il fallait l’avouer. Et les réticences de Semaradrid avaient aussi un certain sens. Enfin, elles en auraient eu si le « plan » dont ces hommes discutaient avait été autre chose qu’un autre écran de fumée. Doutant fort que Sammael se repose exclusivement sur des rats et des corbeaux, Rand aurait parié qu’il y avait des espions humains dans le camp. Des agents au service de Sammael, d’autres Rejetés et probablement des Aes Sedai…

— Il en sera comme vous l’ordonnez, seigneur Dragon, capitula Weiramon de mauvaise grâce.

Sur un champ de bataille, le Haut Seigneur ne manquait pas de courage. Sinon, c’était un crétin aveuglé par sa passion des charges héroïques, sa haine des Illianiens et son mépris pour les Cairhieniens et ces « sauvages » d’Aiels. Bref, exactement l’homme qu’il lui fallait. Car tant qu’il assumerait le commandement, Tolmeran et Semaradrid ne risqueraient pas de passer à l’action trop tôt.

Un long moment, Rand écouta ses alliés converser et posa de temps en temps une question de détail. Plus personne ne contestait le plan ni n’insistait pour que l’attaque ait lieu au plus vite. En fait, on n’évoquait même plus cet assaut à venir…

Rand interrogea Weiramon et les autres sur les chariots – les chariots et ce qu’ils contenaient. Peu de villages se dressaient dans les plaines de Maredo, et ils étaient très éloignés les uns des autres. La seule ville était Far Madding, au nord, et les rares fermes suffisaient à peine à nourrir la population locale. L’armée du Dragon aurait besoin de subsister, et pour cela, il fallait que des caravanes partent chaque jour de Tear, emportant des vivres, bien entendu, mais aussi des équipements tels que des clous pour les fers à cheval. À l’exception de Tolmeran, les Hauts Seigneurs pensaient que les troupes pourraient partir avec les réserves requises pour traverser les plaines, puis qu’elles vivraient en se payant sur la bête conquise. L’idée de dévaster les terres de leurs antiques ennemis, telle une invasion de sauterelles, ravissait à l’évidence ces hommes.

Les Cairhieniens voyaient les choses d’une autre façon, surtout Semaradrid et Meneril. Durant la guerre civile, puis tout au long du siège de Cairhien par les Shaido, les gens du peuple n’avaient pas été les seuls à souffrir de la faim, comme en témoignaient les joues creuses des nobles. L’Illian était un pays prospère, et on trouvait même des fermes et des vignobles dans les collines de Doirlon, mais Semaradrid et Meneril, s’il était possible de faire autrement, n’entendaient pas miser sur des réquisitions de vivres aléatoires pour remplir le ventre de leurs soldats. Quant à Rand, il refusait que l’Illian soit dévasté plus que le strict nécessaire dans le contexte d’une guerre.

Pour l’heure, le jeune homme ne fit pas vraiment pression sur ses alliés. Sunamon lui assura qu’on était en train de rassembler les chariots. Au fil du temps, il avait appris ce qu’il en coûtait de dire une chose à Rand et d’en faire une autre. Malgré les protestations de Weiramon contre une « telle perte de temps » et les imprécations à voix basse de Tolmeran sur des « dépenses inconsidérées », la collecte de vivres était en cours sur tout le territoire de Tear.

Pour Rand, l’essentiel était que son « plan » soit mis en application, et surtout, que ça se voie de très loin.

Alors que Rand remettait son shoufa et récupérait le Sceptre du Dragon, la cérémonie des adieux donna lieu à un grand concours de révérences et de formules mielleuses. Après qu’il eut refusé une invitation à un banquet – formulée avec une sincérité des plus douteuses – on lui proposa de l’escorter s’il devait vraiment partir sans savourer d’abord les délices qu’on lui aurait préparées de bon cœur. Là non plus, ce n’était pas sincère. Qu’ils soient de Tear ou du Cairhien, ces nobles fuyaient la compagnie du Dragon Réincarné, en tout cas dans la mesure où ils pouvaient se le permettre sans risquer la disgrâce. Bien entendu, ils prétendaient le contraire. Pourtant, que n’auraient-ils pas donné pour être ailleurs quand il canalisait le Pouvoir !

Comme ça s’imposait, ils escortèrent Rand jusqu’au rabat du pavillon et firent même quelques pas dehors avec lui. Mais Sunamon soupira tout à fait audiblement quand il s’éloigna enfin, et Torean en gloussa de soulagement.

Les chefs aiels suivirent Rand en silence. Rejoignant Sulin et les trois autres, les Promises formèrent un cercle autour des six hommes qui se dirigeaient vers la tente aux rayures vertes. Sur le chemin du retour, il y eut très peu de vivats et les chefs ne desserrèrent pas les dents. Sous le pavillon, déjà, ils ne s’étaient pas montrés très loquaces. Quand Rand le fit remarquer, Dhearic se contenta de lâcher :

— Ces hommes des terres mouillées n’avaient pas envie de nous écouter.

Costaud, doté d’un nez proéminent, presque aussi grand que Rand et la chevelure tout aussi grisonnante que celle de ses homologues, il ajouta d’un ton plein de mépris :

— Ils n’écoutent que le vent…

— T’ont-ils parlé des gens qui se sont rebellés contre toi ? demanda Erim.

Plus grand que Dhearic, la mâchoire volontaire, il était plus blanc que roux mais restait une montagne d’homme.

— Oui, répondit Rand.

Han fronça les sourcils à l’intention du jeune homme.

— Si tu envoies ces Teariens contre leurs semblables, c’est une grosse erreur. Même s’ils étaient dignes de confiance, je douterais de leurs compétences. Pour cette mission, choisis des Lances. Une seule tribu suffira amplement.

Rand secoua la tête.

— Darlin et ses rebelles peuvent attendre. L’important, c’est Sammael.

— Alors, laissez-nous attaquer maintenant, dit Jheran. Oublie les hommes des terres mouillées. Rand al’Thor, deux cent mille guerriers sont déjà rassemblés ici. Nous écraserons les Illianiens avant que Weiramon Sanagio et Semaradrid Maravin soient à mi-chemin de l’objectif.

Rand se plaqua les poings sur les yeux, appuyant assez fort. Allait-il devoir discutailler avec tout le monde ? Et ces contradicteurs-là n’étaient pas du genre à renoncer parce que le Dragon Réincarné fronçait les sourcils. Pour eux, ces histoires de Dragon n’étaient que des prophéties des terres mouillées. Ils suivaient Celui qui Vient avec l’Aube, leur Car’a’carn. Et à force de les entendre répéter que le Car’a’carn n’était pas un roi, Rand en avait les oreilles qui sifflaient.