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— Promettez-moi tous de ne pas bouger avant que Mat vous le dise. Allez !

— Nous ne bougerons pas, Rand al’Thor, dit Bruan, sa voix trompeusement douce un rien étranglée.

Les autres firent la même promesse sur un ton considérablement plus rude.

— Mais c’est une perte de temps, marmonna Han. Si je me trompe, que je ne trouve plus jamais d’ombre !

Jheran et Erim approuvèrent du chef.

— Parfois, il faut perdre du temps pour en gagner, dit Rand, stupéfait que les chefs aient cédé si vite.

Han se permit quand même de ricaner.

Les Marche-Tonnerre ayant relevé les flancs de la tente, pour l’aérer, il aurait dû y faire moins chaud, mais Rand, contrairement aux chefs, qui semblaient apprécier la fraîcheur, aurait juré qu’il ne versait pas une goutte de sueur en moins que sous le soleil ardent.

Après avoir retiré son shoufa, il s’assit sur un tapis, les cinq chefs lui faisant face. Bien entendu, les Promises s’étaient mises en position autour de la tente, épaulant les Marche-Tonnerre. De temps en temps, une plaisanterie fusait, ponctuée par des éclats de rire. Cette fois, Leiran semblait avoir le dessus. En tout cas, les guerrières tapèrent en deux occasions sur leur rondache afin de lui rendre hommage.

Rand ne comprit absolument rien aux quelques traits d’esprit qu’il entendit clairement.

Après avoir bourré son brûle-gueule, il fit circuler sa blague à tabac parmi les chefs. À Caemlyn, il avait trouvé un tonneau de l’excellente production de Deux-Rivières. Alors qu’il allumait sa pipe en canalisant un filament de Feu, ses interlocuteurs chargèrent un Marche-Tonnerre d’aller leur chercher une brindille enflammée dans un des feux de cuisson. Quand toutes les bouffardes furent allumées, la conversation commença.

Elle dura aussi longtemps que celle avec les seigneurs. Pas parce qu’il y avait plus à dire, mais parce que Rand avait parlé tout seul avec les hommes des terres mouillées. Hautement susceptibles, les Aiels ne plaisantaient pas avec l’honneur. Le ji’e’toh, un code de comportement, régissait leur vie, et ses règles étaient au moins aussi complexes et aussi déconcertantes que leur humour.

Les six hommes parlèrent des Aiels qui étaient encore en chemin vers le camp. Ils évoquèrent l’arrivée de Mat, en principe imminente, et se demandèrent s’il fallait faire quelque chose au sujet des Shaido. Puis ils bavardèrent de tout et de rien. La chasse, les femmes, les mérites comparés de l’eau-de-vie et de l’ossquai et… le sens de l’humour. Si patient qu’il fût, Bruan finit par renoncer à expliquer les plaisanteries aielles au Car’a’carn.

Mais que pouvait diantre avoir de drôle l’histoire d’une femme qui poignardait son mari par erreur – quelles que soient les circonstances – ou d’un homme qui finissait par épouser la sœur de la belle avec qui il aurait voulu convoler en justes noces ?

Plié en deux à la fin de la blague sur le poignard, Han refusa catégoriquement de croire que Rand n’y avait rien compris.

Durant cette longue conversation, la guerre imminente contre l’Illian fut le seul sujet que les six hommes n’abordèrent pas.

Quand les chefs se furent retirés, Rand se campa sur le seuil de la tente et jeta un coup d’œil au soleil, désormais à mi-chemin de l’horizon. En s’éloignant, Han répétait la fameuse blague, et ses quatre compagnons riaient de bon cœur.

Rand tapota le fourneau de sa pipe contre le talon de sa main, puis il écrasa sous sa botte le reste de tabac encore embrasé. Alors qu’il lui restait assez de temps pour retourner à Caemlyn et rejoindre Bashere, il entra sous la tente et contempla le coucher de soleil par le rabat ouvert. Quand l’astre du jour atteignit la ligne d’horizon, Enaila et Somara lui apportèrent une portion de ragoût de mouton suffisante pour rassasier deux hommes, une boule de pain et une carafe d’infusion à la menthe mise à refroidir dans un baquet d’eau.

— Tu ne manges pas assez, décréta Somara.

Elle essaya de lisser les cheveux de Rand, qui dégagea sa tête.

— Si tu n’évitais pas Aviendha, dit Enaila, elle ferait en sorte que tu te nourrisses convenablement.

— Il attire son attention, marmonna Somara, puis il la fuit… Tu dois la reconquérir, Rand al’Thor. Pourquoi ne proposes-tu pas de lui laver les cheveux ?

— Il ne doit pas aller si loin, affirma Enaila. Demander à lui brosser les cheveux serait suffisant. Il ne veut surtout pas qu’elle le trouve insistant et trop audacieux.

— Vous avez conscience qu’aucune de vous deux n’est ma mère, pas vrai ?

Les Aielles se regardèrent, sincèrement perplexes.

— Tu crois que c’est de l’humour des terres mouillées ? demanda Enaila.

— Je ne sais pas trop… (Somara haussa les épaules.) Il ne semble pas si réjoui que ça… (Elle tapota le dos de Rand.) C’est sûrement une très bonne plaisanterie, mais il faudrait que tu nous l’expliques.

Souffrant en silence, Rand mangea sous le regard des deux Promises, qui ne ratèrent pas la moindre cuillerée. Et les choses ne s’arrangèrent pas quand elles s’en allèrent pour céder la place à Sulin. Car celle-ci donna à Rand une série de conseils très directs – et fort peu convenables – sur le comportement requis pour reconquérir Aviendha. Chez les Aiels, c’était le genre de chose qu’une première-sœur pouvait faire pour son premier-frère.

— Tu dois lui apparaître comme un homme digne et réservé, dit la Promise aux cheveux blancs, mais pas au point qu’elle te trouve ennuyeux. Demande-lui de venir te laver le dos sous une tente bain de vapeur, mais timidement, en gardant les yeux baissés. Le soir, quand tu te déshabilles pour te coucher, esquisse quelques pas de danse, comme si tu trouvais la vie merveilleuse, puis fais mine de t’apercevoir de sa présence et glisse-toi très vite sous tes couvertures. Peux-tu rougir à volonté ?

Un long moment de souffrance muette… Sur la vie privée de Rand, les Promises en savaient à la fois trop long… et pas assez.

Quand le groupe fut de retour à Caemlyn, bien après le coucher du soleil, Rand entra discrètement dans ses appartements, ses bottes à la main, et traversa l’antichambre dans le noir pour gagner sa chambre. Même s’il n’avait pas su qu’Aviendha serait là, étendue sur sa paillasse, il aurait senti sa présence. L’entendant respirer dans le silence de la nuit, il songea qu’il avait pour une fois réussi à rentrer assez tard pour qu’elle dorme déjà.

Il avait tenté d’en finir avec ce supplice, mais Aviendha ne voulait rien entendre et les Promises se moquaient de sa timidité et de sa pudeur. Des qualités chez un homme, elles voulaient bien le reconnaître, mais à condition qu’il ne les pousse pas trop loin.

Agacé de n’avoir pas osé allumer une lampe pour faire ses ablutions, Rand se glissa quand même dans son lit avec l’intense satisfaction de savoir la jeune femme endormie. Bien entendu, elle choisit ce moment pour se tourner sur sa couche. Très probablement, elle était éveillée depuis le début.

— Dors bien et réveille-toi, dit-elle simplement.

Trouvant idiot de se réjouir parce qu’une femme qu’il fuyait venait de lui souhaiter bonne nuit, Rand cala un oreiller en duvet d’oie sous sa tête. Aviendha devait trouver cette situation fantastiquement drôle. Chez les Aiels, planter des aiguillons était presque un art, et ils n’étaient certainement pas désolés quand ils tiraient le sang de leur victime…

Alors qu’il s’endormait, Rand pensa à l’énorme plaisanterie qu’il réservait à tout son monde, seuls Mat et Bashere étant au courant pour l’instant. Sammael n’avait aucun sens de l’humour, pourtant, la formidable armée qui attendait en Tear était la plus fantastique blague que le monde eût jamais connue. Avec un peu de chance, Sammael serait mort avant de comprendre qu’il aurait dû s’en tordre de rire…