— Nous avons pensé aux chevaux…, dit Nalesean en brandissant sa coupe pour appeler une serveuse.
Râblé et plus grand que les deux Cairhieniens, il commandait l’autre moitié de la cavalerie. Avec une telle chaleur, se demandait souvent Mat, pourquoi gardait-il son abondante barbe ? Cela dit, il la taillait tous les matins afin que la pointe soit parfaite. Et alors que Talmanes et Daerid avaient ouvert leur veste, Nalesean gardait la sienne boutonnée jusqu’au col. Dans ce vêtement typique de Tear avec ses manches matelassées, le pauvre transpirait comme une fontaine, mais il faisait mine de ne pas s’en apercevoir.
— Que la Lumière brûle mon âme ! Mat, ta chance te suit sur les champs de bataille et quand tu joues aux cartes. Pareil pour les dés… Mais dans une course de chevaux, ce sont les montures qui comptent.
Mat sourit et appuya les coudes sur la table.
— Trouve-toi un bon étalon, et nous verrons.
Sa chance n’aurait peut-être aucune influence sur une course. « Peut-être », parce qu’il ne pouvait jamais dire ce qu’elle influencerait ou non, à part des jeux comme les cartes ou les dés. Mais il avait passé son enfance à voir son père vendre et acheter des chevaux, et il avait un sacré coup d’œil en la matière.
— Vous voulez du vin, ou non ? Comment vous servir si je ne peux pas atteindre votre coupe ?
Mat regarda par-dessus son épaule. La serveuse qui se tenait derrière lui avec une carafe en étain, mince et petite, était une beauté aux yeux noirs, aux joues laiteuses et aux boucles brunes cascadant sur ses épaules. Son accent précis et musical, typique du Cairhien, évoquait le chant d’un carillon. Depuis qu’il séjournait au Cerf Doré, Mat avait des vues sur Betse Silvin. Avec toutes les tâches dont il devait s’acquitter – cinq urgentes pour demain et dix pour hier – c’était la première fois qu’il avait l’occasion de lui parler. Le connaissant, les trois hommes faisaient mine d’être absorbés par la contemplation de leur coupe de vin. Le meilleur moyen de le laisser seul avec la belle sans quitter la salle. Décidément, ils avaient de l’éducation, même les deux nobles.
Souriant, Mat passa une jambe par-dessus le banc et tendit sa coupe à la serveuse.
— Merci, Betse, dit-il.
La jeune femme lui fit une révérence. Mais quand il lui demanda de se servir une coupe puis de s’asseoir avec lui, elle posa la carafe sur la table, croisa les bras, inclina la tête et étudia Mat du sommet du crâne à la pointe des pieds.
— Je doute que maîtresse Daelvin apprécierait… Non, j’en suis sûre, même. Vous êtes un seigneur ? Tous les autres semblent prêts à vous obéir au doigt et à l’œil, mais ils ne vous appellent jamais « mon seigneur ». Et à part les hommes du rang, personne ne vous salue.
— Non, répondit Mat, plus sèchement qu’il l’aurait voulu, je ne suis pas un seigneur.
Rand se laissait donner à tout bout de champ du « seigneur Dragon », mais ce n’était pas le genre de Matrim Cauthon. Pas le genre du tout. Après une grande inspiration, il afficha de nouveau un beau sourire. Certaines femmes aimaient prendre les hommes à contre-pied, histoire qu’ils s’emmêlent les pinceaux, mais c’était un pas de danse qu’il maîtrisait à la perfection.
— Appelle-moi Mat, Betse. Et tutoie-moi. Je suis sûr que maîtresse Daelvin ne se formalisera pas si tu t’assieds quelques instants avec moi.
— Moi, je suis certaine du contraire. Mais je peux bavarder un peu, quand même. Tu es presque un seigneur, non ? Pourquoi portes-tu ce foulard par une chaleur pareille ?
Betse se pencha et écarta le foulard du bout d’un index. Négligeant, Mat l’avait laissé glisser un peu sur son cou.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Betse en suivant du bout du doigt la cicatrice blême qui barrait la gorge de Mat. Quelqu’un a voulu te pendre ? Pourquoi ? Tu es trop jeune pour être un brigand sans foi ni loi.
Mat recula la tête et renoua solidement le foulard. Mais Betse ne se laissa pas intimider. Glissant une main dans la chemise ouverte du jeune homme, elle en tira son médaillon en forme de tête de renard.
— Parce que tu as volé ce bijou ? Il semble précieux. C’est vrai ?
Mat saisit le médaillon et le remit à sa place. La belle servante ne lui avait jusque-là pas laissé le temps d’en placer une. Dans son dos, il entendit Nalesean et Daerid ricaner, et le rouge lui monta aux joues. Parfois, sa chance, si insolente au jeu, l’abandonnait avec les femmes, et les types qu’il dépouillait trouvaient toujours ça très drôle.
— Si tu l’avais volé, on ne te l’aurait pas laissé, continua Betse. Et si tu es presque un seigneur, tu peux parfaitement posséder de si beaux bijoux. C’était peut-être parce que tu en sais trop… Tu as l’air d’un jeune homme qui ne manque pas de connaissances. Ou qui le croie…
Betse eut un de ces petits sourires entendus que les femmes utilisent pour déconcerter un homme. Le plus souvent, ces sourires n’entendaient rien du tout, mais l’essentiel restait de le faire croire à leur victime.
— On t’a pendu parce que tu pensais en savoir long ? Ou parce que tu te faisais passer pour un seigneur ? Au fait, es-tu sûr de ne pas en être un ?
Daerid et Nalesean riaient aux éclats, à présent, et Talmanes lui-même gloussait bêtement. Pour donner le change, Daerid, dès qu’il eut repris son souffle, fit mine de raconter la fin de l’histoire d’un crétin tombé de son cheval. Mais Mat n’y trouva rien de drôle.
Il continua de sourire. Même si la damoiselle était capable de parler plus vite qu’il courait, il n’était pas question qu’il renonce. Primo, parce qu’elle était très jolie, et secundo parce qu’il venait de passer des semaines à fréquenter uniquement des types dans le genre de Daerid – voire pires. Des gars en sueur qui oubliaient de se raser et n’avaient pas souvent l’occasion de prendre un bain. Si elle transpirait comme tout le monde, Betse embaumait le savon à la lavande.
— En fait, j’ai récolté cette cicatrice parce que j’en savais trop peu.
Les femmes aimaient qu’un homme parle avec légèreté de ses blessures. Et il en avait assez pour ne plus en faire un plat.
— Aujourd’hui, j’en sais trop long, mais à l’époque, c’était le contraire. Disons que j’ai été pendu pour apprendre.
Betse secoua la tête et fit la moue.
— C’est censé être drôle, Mat ? Les jeunes nobles disent tout le temps des choses spirituelles, mais tu prétends ne pas être un seigneur. De plus, je suis une humble femme, et les subtilités me passent bien au-dessus de la tête. Les mots les plus simples sont les meilleurs. Puisque tu n’es pas un seigneur, tu devrais éviter les autres mots. Sinon, les gens risquent de penser que tu fais semblant d’être un seigneur. Aucune femme n’aime un homme qui joue à être ce qu’il n’est pas. Si tu m’expliquais ce que tu voulais dire ?
Mat eut du mal à garder son sourire. Avec cette femme, la joute verbale ne se déroulait pas du tout comme il le désirait. Était-elle totalement stupide ? Ou assez intelligente pour qu’il s’emmêle les pinceaux en tentant d’être à la hauteur ? Impossible à dire. Quoi qu’il en soit, elle restait fort jolie et embaumait la lavande, pas la transpiration.
Alors que Daerid et Nalesean s’étranglaient de rire, Talmanes fredonnait Une grenouille sur la glace. Ces types croyaient qu’il était en train de se casser la figure, les quatre fers en l’air ?
Mat posa sa coupe, se leva et s’inclina au-dessus de la main de Betse.
— Je suis ce que je suis, rien de plus, mais ton joli visage fait jaillir des mots de mon esprit.
Betse tressaillit. Quoi qu’elles en disent, les femmes étaient toujours sensibles aux compliments.