« Danse bien avec une femme, et tu l’auras à demi conquise. »
— Donne ça aux musiciens, dit-il en laissant tomber trois couronnes d’or dans la paume de sa cavalière.
Si mal qu’ils aient joué, ces artistes lui avaient permis de s’évader pour un temps de Maerone et de ne pas penser à son avenir immédiat. En outre, les femmes appréciaient qu’on se montre généreux.
Mat s’inclina, à un souffle de faire un baisemain à sa belle, puis il lança :
— À plus tard, Betse. À mon retour, nous danserons encore.
À la grande surprise du jeune flambeur, la serveuse lui agita un index sous le nez puis secoua la tête, désapprobatrice, comme si elle avait lu dans ses pensées. Étrange, mais au fond, quand avait-il prétendu comprendre les femmes ?
Après avoir vissé son chapeau sur sa tête, Mat récupéra sa lance à hampe noire, appuyée contre un mur près de la porte. Un autre « trésor » glané en traversant le fichu second ter’angreal. Une arme qui portait sur sa hampe des inscriptions dans l’ancienne langue et dont le fer, qui ressemblait à une lame d’épée courte, était orné par deux corbeaux.
— Aujourd’hui, nous allons faire le tour des tavernes et des auberges, dit Mat à Edorion.
Les deux hommes sortirent de l’auberge pour débouler sous la fournaise de Maerone et affronter l’agitation qui régnait dans les rues.
Bien qu’elle fût cinquante fois plus grande que tout ce que Mat avait vu avant de quitter Deux-Rivières, la ville dépourvue de fortifications était en réalité un village quelque peu surdimensionné. La majorité des bâtiments de pierre ou de brique n’avait qu’un niveau, les toits de chaume ou couverts de bardeaux de bois étant aussi nombreux que ceux en ardoise ou en tuile. Ces derniers temps, les rues en terre battue étaient en permanence bondées de monde. En matière de civils, c’était surtout des Andoriens et des Cairhieniens qu’on y croisait. Car Maerone, même si elle se dressait du côté cairhienien du fleuve Erinin, n’appartenait plus à aucune nation. Elle s’internationalisait sous l’influence des gens venus d’une demi-douzaine de pays différents qui y séjournaient ou y passaient quelques jours. Depuis son arrivée, Mat avait même aperçu trois ou quatre Aes Sedai. Malgré la protection que lui offrait le médaillon, il s’en était tenu loin – inutile de chercher les problèmes avec une lanterne – mais aucune n’était restée bien longtemps. Quand ça comptait vraiment, sa chance lui faisait rarement défaut. En tout cas, il en était allé ainsi jusque-là…
S’occupant de leurs affaires avec une belle concentration, les citadins ignoraient presque totalement les réfugiés qui erraient dans les rues. Des hommes, des femmes et des enfants en haillons, tous venus du Cairhien, qui finissaient par longer le fleuve un moment avant de retourner dans un des camps qui entouraient la ville. Très peu d’entre eux s’en repartaient pour le Cairhien, alors que la guerre civile y était pourtant terminée. Mais les brigands y sévissaient toujours, et ces gens avaient peur des Aiels. D’après ce que Mat savait, ils redoutaient de rencontrer le Dragon Réincarné. Ayant fui aussi loin qu’ils l’avaient pu, ces malheureux n’avaient plus d’énergie pour rien, à part ces promenades au bord du fleuve, durant lesquelles ils pouvaient contempler le royaume d’Andor, sur l’autre berge.
Les hommes de la Compagnie se mêlaient à la foule. Seuls ou par groupe de trois, ils déambulaient devant les boutiques et les débits de boissons. Des nouvelles recrues, des archers ou des arbalétriers en veste courte couverte de disques d’acier, des piquiers porteurs de cuirasses bossuées mises au rebut par leurs supérieurs ou récupérées sur des cadavres… Bien entendu, il y avait aussi des cavaliers teariens et cairhieniens, très faciles à distinguer de loin à la seule vue de leur casque, et même quelques Andoriens au casque conique muni d’une grille protectrice. Durant son « règne », Rahvin avait éjecté des Gardes de la Reine tous les hommes qu’il jugeait trop loyaux à Morgase. Du coup, quelques-uns avaient rejoint la Compagnie.
Des colporteurs se faufilaient dans la foule, vantant les produits exposés sur leur éventaire. Des aiguilles, du fil, des onguents censés guérir toutes les blessures, des médicaments radicaux contre les ampoules, les dérangements intestinaux et la fièvre, des savonnettes, de la vaisselle en fer-blanc garantie contre la rouille, des couteaux et des poignards à la lame en acier andorien (le meilleur du meilleur, selon ces vendeurs), bref, tout ce dont un soldat avait en principe besoin, plus les « extras » que des bonimenteurs plus ou moins doués pensaient pouvoir leur fourguer. Dans le vacarme, les beuglements de tous ces camelots ne s’entendaient guère à plus de trois pas…
Bien entendu, les soldats reconnaissaient Mat au premier coup d’œil, et beaucoup l’acclamaient, y compris des hommes trop éloignés de lui pour voir davantage que son chapeau à larges bords et la lame de son étrange lance. Deux caractéristiques qui l’identifiaient aussi sûrement que les armes d’une maison noble. S’il ne se souciait pas de porter une armure ou un casque, disaient des rumeurs qu’il avait toutes entendues, c’était à cause d’une folle bravoure – la thèse la plus sage – ou (la plus démente) parce que seule une arme forgée par le Ténébreux en personne était en mesure de le tuer. En réalité, s’il portait un chapeau ordinaire, c’était parce que ses larges bords lui ombrageaient agréablement le visage. Et parce que ce « pense-bête » lui rappelait en permanence d’éviter tous les endroits où il aurait pu avoir besoin d’un casque et d’une armure.
Les histoires qu’on racontait au sujet de sa lance et de ses inscriptions que très peu de nobles pouvaient lire se révélaient encore plus extravagantes. Pourtant, elles restaient bien en deçà de la vérité. La lame ornée de corbeaux avait été fabriquée par des Aes Sedai pendant la Guerre des Ténèbres, soit avant la Dislocation du Monde. Il n’était jamais utile de l’affûter, et même s’il en avait eu envie, Mat doutait d’être capable de la briser.
Répondant d’un geste de la main aux vivats des soldats – « Que la Lumière brille sur le seigneur Matrim ! », « Le seigneur Matrim et la victoire ! » et autres crétineries de ce genre –, Mat se fraya un chemin dans la foule en compagnie d’Edorion. Au moins, il n’avait pas besoin de jouer des coudes, car les gens s’écartaient dès qu’ils le voyaient. Que n’aurait-il pas donné pour que les réfugiés cessent de le regarder comme s’il avait dans sa poche la clé de leur avenir et de leurs espoirs. À part s’assurer qu’ils aient leur part de la nourriture qui arrivait de Tear par caravanes entières, qu’aurait-il pu faire pour ces gens ?
En plus d’être en haillons, remarqua-t-il, presque tous étaient recouverts de crasse.
— Le savon a été distribué dans les camps de réfugiés ?
Edorion entendit la question malgré le vacarme.
— Oui. Mais les gens l’échangent à des colporteurs contre de la vinasse. Ils ne veulent pas se laver, mais traverser le fleuve, ou alors noyer leurs malheurs dans l’alcool.
Mat eut un grognement amer. Le droit de gagner Aringill ? Non, ça, il ne pouvait pas le leur offrir…
Jusqu’à ce que la guerre civile et d’autres horreurs dévastent le pays, Maerone avait été un carrefour commercial pour tout ce que s’échangeaient le Cairhien et Tear. En conséquence, on y trouvait presque autant de tavernes et d’auberges que de maisons. Les cinq premiers établissements qu’inspecta Mat se ressemblaient tous, qu’ils se nomment Le Renard et l’Oie ou Le Fouet du Conducteur. Des bâtiments de pierre à la salle commune prise d’assaut, avec à l’occasion une rixe amicale dont le jeune flambeur ne se formalisa pas – d’autant plus que personne n’était soûl parmi les belligérants.