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La Porte du Fleuve, à l’autre bout de la ville, avait été la meilleure auberge de Maerone. À présent, les planches clouées sur sa porte décorée d’un soleil sculpté rappelaient à tous les aubergistes et à tous les taverniers ce qu’il en coûtait de laisser les soldats de la Compagnie boire plus que de raison. Cela dit, les soldats, même sobres, avaient tendance à se battre à la moindre occasion. Les Teariens contre les Cairhieniens, les Andoriens contre les Cairhieniens, puis les Teariens contre… Sans compter les cavaliers contre les fantassins, les hommes d’un seigneur contre ceux d’un autre, les vétérans contre les bleus, les militaires contre les civils… Par bonheur, des hommes armés de gourdins et portant un brassard rouge s’assuraient (fermement) que ces rixes ne dégénèrent pas. Chaque unité devait à son tour fournir des Bras-Rouges – différents tous les jours – et ceux-ci devaient payer pour tous les dégâts constatés lorsqu’ils étaient en service. Inutile de dire qu’il faisait montre d’un zèle… percutant.

Au Renard et l’Oie, un trouvère d’une quarantaine d’années, taillé en force, jonglait avec des torches. À L’Auberge de L’Erinin, un petit type maigre qui s’accompagnait à la harpe déclamait des passages de La Grande Quête du Cor. Malgré la chaleur, tous deux arboraient leur cape à carreaux – en réalité, des carrés de tissu cousus sur le vêtement qui ondulaient lorsqu’ils bougeaient. Plutôt que d’y renoncer, un trouvère digne de ce nom aurait préféré se couper une main. Les deux artistes attiraient un nombreux public – la plupart des spectateurs venant de villages où on se réjouissait toujours de la visite d’un trouvère. En tout cas, ils avaient plus de succès que la chanteuse qui donnait un récital sur une table des Trois Tours, une taverne assez miteuse. Avec ses longs cheveux noirs bouclés, la fille était très jolie, mais ses chansons sur le grand amour avaient assez peu de chances d’intéresser les ivrognes qui tenaient lieu de piliers à l’établissement.

Les autres auberges et tavernes ne proposaient pas de divertissement, à part un ou deux musiciens. Pourtant, la clientèle affluait, faisant un raffut d’enfer, et des parties de dés étaient en cours sur la moitié des tables. À ce spectacle, Mat eut des fourmis dans les mains. Mais il gagnait presque toujours, surtout aux dés, et il n’aurait pas été juste de dépouiller ainsi ses propres soldats. Et ils composaient la majorité des joueurs, puisque très peu de réfugiés avaient des sous en poche.

Il n’y avait pourtant pas que des soldats dans ces tripots. Mat repéra un mince Kandorien à la barbe fourchue, chaque oreille ornée d’une pierre de lune grosse comme un œuf, des chaînes d’argent barrant la poitrine de sa veste rouge. Ailleurs, il repéra une Domani au teint cuivré, le regard vif et les doigts lestés de bagues, qui portait une robe bleue curieusement pudique. Il vit aussi un gaillard du Tarabon, son chapeau conique bleu vissé sur la tête, son épaisse moustache visible derrière un voile transparent. Et bien entendu, des Teariens dodus en veste resserrée sur la taille, des Murandiens maigrichons en veste longue leur pendant sur les genoux, et toute une théorie de femmes en robe au col montant ou à l’ourlet au ras de la cheville, mais toujours très bien coupée dans du tissu de qualité d’une couleur sobre. Des négociants et des négociantes, tous prêts à se remettre à l’ouvrage dès que renaîtrait le commerce entre le royaume d’Andor et le Cairhien.

Dans chaque salle commune, Mat nota la présence de deux ou trois hommes au regard dur assis à l’écart – en général seuls à une table – certains très bien habillés, d’autres à peine mieux mis que les réfugiés, mais tous paraissant savoir se servir de l’épée qui battait leur flanc ou était accrochée dans leur dos. Dans cette catégorie d’individus, Mat classa également deux femmes qui n’arboraient pourtant aucune arme. Mais l’une avait posé sur la table ce qui n’était sûrement pas un long bâton de marche, et l’autre devait avoir un ou plusieurs couteaux cachés dans sa jupe d’équitation. En portant lui-même plusieurs sur toute sa personne, Mat n’avait pas les yeux dans sa poche sur ce sujet. D’autre part, certain de savoir pourquoi tous ces aventuriers étaient là, il pensait sincèrement que la femme en question, si elle était venue les mains vides, aurait été la plus grande idiote du monde.

Alors qu’il sortait du Fouet du Conducteur avec Edorion, Mat s’arrêta pour suivre des yeux une femme solidement charpentée et en jupe-culotte qui se frayait un chemin dans la foule. Son regard vif, qui ne ratait pas un détail, démentait l’apparente placidité de son visage rond. Idem pour le gourdin clouté qui pendait à sa ceinture en face d’un couteau à la lame assez imposante pour convenir à un Aiel. Une troisième femme à classer dans la catégorie des aventuriers. En réalité, des Quêteurs du Cor à la poursuite du légendaire instrument qui rappellerait les héros morts de la tombe, afin qu’ils participent à l’Ultime Bataille. Trouver le Cor, c’était s’assurer une place de choix dans l’Histoire.

En supposant qu’il reste quelqu’un pour l’écrire, pensa Mat, d’humeur morose.

Certains Quêteurs pensaient que le Cor réapparaîtrait dans un endroit où il y avait du grabuge, voire un conflit. La Grande Quête du Cor n’avait plus été lancée depuis quatre siècles. Pourtant, cette fois, les gens avaient accouru de partout pour prêter le serment rituel. Dans les rues de Cairhien, Mat avait vu des hordes de Quêteurs, et il s’attendait au même spectacle dans celles de Tear, quand il y serait. Et sans nul doute, ces chevaleresques idiots devaient se ruer en masse vers Caemlyn, à présent. Dommage qu’aucun d’eux n’ait trouvé le Cor. Selon ce qu’il en savait, l’instrument du fichu Valère était caché quelque part dans les entrailles de la Tour Blanche. Et s’il connaissait les Aes Sedai, moins d’une dizaine devaient être au courant…

Des fantassins qui suivaient un officier cairhienien à cheval passèrent entre Mat et la femme au gourdin. Une sacrée colonne composée de presque deux cents piquiers suivis par une cinquantaine d’archers, arme à l’épaule et carquois sur la hanche. Leurs arcs ne ressemblaient pas à ceux de Deux-Rivières – une bonne partie de l’enfance de Mat, ces concours de tir… – mais ils restaient des armes de bonne qualité.

Il devrait trouver assez d’arbalètes pour compléter ces forces, même si les archers ne voyaient pas ça d’un bon œil.

Toute la colonne chantait, ces nombreuses gorges assez puissantes pour couvrir le vacarme ambiant.

Tu boufferas des haricots Du foin pourri, de la barbaque Pour tes vingt ans comme cadeau T’auras un bon coup de sabot. En vieillissant tu saigneras D’assaut glorieux en vile attaque Et pour seuls sous tu compteras Ceux qu’en rêve tu trouveras. Ami, si tu deviens soldat, Ami, si tu deviens soldat.

Une masse de civils, citadins et réfugiés confondus, suivait ce défilé. Uniquement de jeunes hommes, qui regardaient et écoutaient, leur curiosité en éveil.

Un phénomène qui déconcertait Mat. Plus la chanson médisait du métier de soldat – celle-ci était loin d’être la pire – plus la foule se densifiait. Aussi sûrement que l’eau mouillait, une bonne partie des spectateurs iraient parler à un porte-étendard avant la fin de la journée. Et parmi eux, un grand nombre finiraient par écrire leur nom, ou faire une croix, en bas du formulaire d’engagement d’un sergent recruteur.

Ces imbéciles pensaient-ils que les chansons avaient pour but de les décourager, afin que les militaires gardent toute la gloire pour eux ? Au moins, les hommes ne chantaient pas Danser avec le Grand Faucheur. Cette chanson-là, Mat la détestait… Mais dès que les candidats à la boucherie avaient compris que le Grand Faucheur était la mort – certains ne brillaient pas par leur intelligence – ils se précipitaient à la recherche d’un porte-étendard, courant à en perdre haleine.