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Siuan prit le relais de Leane dès que celle-ci eut fini de parler :

— Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser ce garçon naviguer sans boussole. Qui sait ce qu’il serait fichu de faire ? Oui, oui, je sais que tu es disposée à plaider sa cause, mais je ne veux rien entendre ! Petite, je tente de faire tenir en équilibre sur le bout de mon nez un brochet vivant ! Il est hors de question de laisser Rand devenir trop puissant avant qu’il nous ait fait une place à ses côtés. En même temps, nous ne pouvons pas lui mettre trop de bâtons dans les roues. Alors que la moitié du Hall au moins ne veut rien avoir affaire avec lui, l’estimant tout juste bon à être apaisé, Dragon Réincarné ou non, j’essaie chaque jour d’enfoncer dans la tête de Sheriam et des autres l’idée qu’elles doivent le soutenir. Quels que soient tes arguments, je te conseille d’écouter Sheriam. Tu ne feras changer d’avis personne, et Tiana, ici, n’a pas assez de novices pour l’occuper à plein-temps.

Elayne ne cacha pas sa colère. Tiana Noselle, une sœur grise, était la Maîtresse des Novices de Salidar. Pour être envoyée devant elle, une Acceptée devait en faire beaucoup plus qu’une simple novice, mais au bout du compte, la « comparution » était tout aussi douloureuse et humiliante. Face à une novice, Tiana pouvait parfois se montrer très légèrement indulgente. À ses yeux, une Acceptée n’avait aucune excuse, et elle faisait en sorte de ne pas la laisser sortir de son bureau sans que cette réalité soit profondément gravée dans son esprit et dans sa chair.

Alors qu’elle observait Siuan, Nynaeve fut soudain frappée par une idée.

— Tu étais au courant pour cette délégation… ou quel que soit le nom qu’on lui donne. Pas vrai ? Et Leane aussi. Vous êtes tout le temps fourrées avec Sheriam et sa petite clique…

Si le Hall détenait en principe l’autorité jusqu’à la nomination d’une Chaire d’Amyrlin, Sheriam et la poignée de sœurs qui avaient organisé l’installation à Salidar continuaient à exercer le véritable pouvoir.

— Combien de sœurs envoient-elles, Siuan ?

Elayne eut un petit cri. À l’évidence, elle n’avait pas pensé à ça. Un indice de la profondeur de son trouble. D’habitude, elle voyait des nuances qui échappaient à Nynaeve.

Siuan ne tenta pas de nier. Depuis qu’elle était calmée, elle avait recouvré le droit de mentir comme un arracheur de dents, mais quand elle décidait d’être franche, c’était aussi cinglant qu’une bonne gifle sur la joue.

— Neuf sœurs… « Assez pour honorer le Dragon Réincarné. » Par les entrailles d’un poisson pourri ! Une délégation envoyée à un roi compte rarement plus de trois membres. « Mais pas assez pour l’effrayer. » S’il a appris assez de choses pour avoir peur !

— Tu devrais prier pour que ce soit le cas, lâcha Elayne. Sinon, neuf, ça risque de faire huit de trop…

Le nombre dangereux, c’était treize… Si Rand était puissant – peut-être plus que tout autre mâle depuis la Dislocation du Monde – treize Aes Sedai liées pouvaient le dominer, le couper du saidin et le faire prisonnier. C’était aussi le nombre requis pour apaiser un homme, mais Nynaeve commençait à se dire que c’était une coutume davantage qu’une nécessité. Car les Aes Sedai faisaient énormément de choses d’une façon bien précise… simplement parce qu’elles avaient toujours procédé ainsi.

Siuan eut un sourire rien moins que plaisant.

— Je me demande pourquoi personne d’autre n’a pensé à ça… Allons, réfléchis, petite ! Sheriam y a pensé, et le Hall aussi. Au début, une seule sœur l’approchera, et ensuite, elles se limiteront au nombre qui ne lui posera pas de problème. Mais Rand saura que neuf Aes Sedai lui sont envoyées, et quelqu’un de son entourage lui dira sûrement que c’est un grand honneur.

— Je vois…, fit Elayne, piteuse. J’aurais dû deviner que vous y penseriez…

Un autre bon point à mettre à l’actif de la Fille-Héritière. Si elle pouvait se montrer aussi têtue qu’une mule, elle savait reconnaître qu’elle se trompait et l’avouer avec autant de franchise que n’importe quelle villageoise. Pour une noble, ce n’était pas commun…

— Min ira aussi, dit Leane. Son… talent… pourrait être utile à Rand. Les sœurs ignorent ce détail, bien sûr. Elle sait garder le secret…

Comme si ça avait eu la moindre importance !

— Je vois, répéta Elayne d’un ton morne qu’elle tenta sans succès de modérer. Bien, vous êtes occupées avec… eh bien, Marigan, et je ne voudrais surtout pas vous déranger. Je vous en prie, continuez…

La Fille-Héritière sortit, claquant la porte derrière elle avant que Nynaeve ait pu ouvrir la bouche.

Dès qu’elle put parler, elle s’en prit à Leane :

— Je croyais que c’était Siuan, la peau de vache, mais là, c’était vraiment un coup bas.

L’ancienne Chaire d’Amyrlin se chargea de répondre :

— Quand deux femmes aiment le même homme, c’est toujours synonyme d’ennuis. Et quand l’homme en question est Rand al’Thor… La Lumière seule sait s’il est encore sain d’esprit… Et qui peut dire sur quel chemin de traverse ces deux filles pourraient l’envoyer ? Alors, si elles doivent se crêper le chignon et se griffer les yeux, autant qu’elles le fassent ici et maintenant.

Sans y penser, Nynaeve saisit sa natte et la propulsa derrière son épaule.

— Je devrais…

Quoi ? Elle ne pouvait pas faire grand-chose, en réalité, et surtout, rien qui puisse modifier la situation.

— Nous allons reprendre là où nous en étions avant l’arrivée d’Elayne. Mais Siuan… Si Leane ou toi lui refaites un coup pareil (ou à moi !) je vous le ferai regretter et… Où comptez-vous aller comme ça toutes les deux ?

Siuan venait de se lever, et Leane l’avait imitée après l’avoir consultée du regard.

— Nous avons du travail, lâcha l’ancienne Chaire d’Amyrlin en se dirigeant vers la porte.

— Vous avez promis de m’accorder du temps ! Sheriam vous l’a ordonné.

À l’instar de Siuan, Sheriam jugeait que c’était du temps perdu, mais Nynaeve et Elayne avaient bien mérité des récompenses et une bonne dose d’indulgence. Comme d’avoir Marigan pour servante, histoire de mieux se concentrer sur leurs études…

Siuan lança un regard amusé à Nynaeve.

— Tu veux te plaindre auprès de Sheriam ? Et lui expliquer comment tu conduis tes recherches ? Ce soir, je veux passer du temps avec Marigan, afin de lui poser d’autres questions.

Alors que Siuan sortait, Leane soupira tristement :

— Nous t’aiderions volontiers, Nynaeve, mais il nous faut faire ce qui est encore dans nos moyens. Tu devrais essayer avec Logain.

Sur ces mots, la Domani sortit à son tour.

Nynaeve fulmina en silence. En étudiant Logain, elle avait encore moins avancé qu’en travaillant sur les deux femmes. Avec lui, elle risquait tout simplement de ne plus rien apprendre du tout. De toute façon, elle n’avait aucune envie de guérir un homme apaisé. De plus, ce type la mettait mal à l’aise.

— Vous vous mordez les unes les autres comme des rats enfermés dans une boîte, dit Marigan. De toute évidence, vous êtes mal parties. Vous devriez peut-être envisager… d’autres options.

— Tais-toi ! cria Nynaeve. Ferme-la, que la Lumière te brûle !

De la peur se déversait toujours du bracelet, mais il y avait quelque chose d’autre. Une étincelle presque trop faible pour exister. De l’espoir, peut-être…

— Oui, que la Lumière te brûle, marmonna Nynaeve.

Le véritable nom de la femme n’était pas Marigan, mais Moghedien. Une Rejetée piégée par son incommensurable orgueil et retenue prisonnière parmi les Aes Sedai. Seules cinq femmes étaient au courant de cette affaire, et il n’y avait pas une sœur parmi elles. Mais conserver le secret était une nécessité, tout simplement. Compte tenu de ses crimes, Moghedien aurait été condamnée à mort, ça ne faisait pas de doute. Siuan partageait cette opinion. Pour chaque Aes Sedai qui aurait conseillé d’attendre – s’il s’en était trouvé pour défendre cette position – dix auraient prôné une justice expéditive. Gisant dans une sépulture anonyme, Moghedien aurait emporté avec elle toutes ses connaissances sur l’Âge des Légendes, une époque où le Pouvoir permettait d’accomplir des miracles hors de portée des sœurs actuelles. Pour être franche, Nynaeve avait du mal à croire la moitié de ce que racontait la prisonnière. Et elle en comprenait beaucoup moins que ça, c’était une certitude.