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Les deux jeunes femmes avaient également gardé pour elles la façon de se déguiser – encore une affaire de tissages inversés – qui avait permis à « Marigan » de ne pas ressembler du tout à Moghedien.

Certaines des connaissances de l’Araignée étaient tout simplement trop répugnantes. La Coercition, par exemple, un moyen de dominer la volonté des gens et d’implanter dans leur esprit des ordres qu’ils exécuteraient sans même se souvenir de leur existence et de leur teneur. Et il y avait encore pire ! Des choses trop dégoûtantes et peut-être trop dangereuses pour qu’on ose les confier à quelqu’un. Nynaeve maintenait qu’elles devaient les apprendre afin de savoir les combattre, mais Elayne s’y refusait. À force de garder des secrets et de mentir en permanence à ses amis et ses alliés, la Fille-Héritière en était presque arrivée à regretter de ne pas pouvoir prêter les Trois Serments avant d’accéder au rang d’Aes Sedai. Car l’un des trois lui aurait interdit de prononcer un seul mot mensonger – une limitation impossible à contourner, comme si on vous l’avait gravée dans la chair.

— Anaiya Sedai, je ne m’en suis pas si bien sortie que ça avec les ter’angreal

Au moins, dans ce cas précis, tout le mérite lui revenait. Ses premières créations avaient été un bracelet et un collier – une réalisation gardée secrète, bien entendu – mais il s’agissait d’une imitation modifiée d’un a’dam, un monstrueux artefact que les Seanchaniens avaient laissé derrière eux après avoir été rejetés à la mer, suite aux événements de Falme. En revanche, le disque vert d’aspect ordinaire qui permettait à une femme pas assez puissante de recourir quand même à l’invisibilité était entièrement son idée.

N’ayant pas d’angreal ou de sa’angreal à étudier, Elayne n’en avait pas fabriqué jusque-là. Mais alors qu’elle n’avait eu aucun mal à copier l’artefact seanchanien, les ter’angreal, à sa grande surprise, lui avaient donné du fil à retordre. Au lieu de l’amplifier, ils utilisaient le Pouvoir de l’Unique, et ce pour une tâche bien spécifique. Certains pouvaient même servir à des femmes incapables de canaliser, voire à des hommes. Bref, ces objets auraient dû être plus simples. Au fond, ils l’étaient peut-être, en ce qui concernait leur fonctionnement, mais pas quand on entendait en fabriquer.

L’humble déclaration d’Elayne eut un effet stimulant sur la logorrhée de Janya.

— C’est absurde, mon enfant ! Parfaitement absurde ! Dès que nous serons revenues à la tour, j’en ai la certitude, nous pourrons t’évaluer correctement, puis te mettre entre les mains le Bâton des Serments, avant de t’autoriser à porter le châle aussi bien que la bague. C’est couru d’avance ! Tu tiens toutes les promesses que nous avons décelées en toi. Et même plus que ça ! Qui aurait pu prévoir que…

Anaiya tapota de nouveau le bras de sa compagne. Un signal convenu, probablement, puisque Janya se tut aussitôt.

— Inutile de faire enfler les chevilles de cette enfant…, dit Anaiya. Cela dit, Elayne, je ne tolérerai pas que tu fasses montre de fausse modestie. C’est un stade que tu devrais avoir dépassé depuis longtemps.

Maternelle, certes, mais pas pour autant incapable de fermeté…

— Pas question que tu te lamentes sur tes rares échecs alors que tes réussites sont si impressionnantes.

Pour le disque de pierre, Elayne avait dû s’y reprendre à cinq fois. Les deux premiers prototypes n’avaient aucun effet, et deux autres floutaient simplement le sujet en lui flanquant d’abominables nausées. Seul le troisième s’était révélé satisfaisant. Rien à voir avec de « très rares échecs », selon la façon de penser de la Fille-Héritière.

— Merci, dit-elle cependant. Merci à toutes les deux. J’essaierai de ne pas me lamenter.

Quand une Aes Sedai trouvait qu’on se lamentait, la plus grosse ânerie possible était de prétendre le contraire.

— Voudriez-vous m’excuser, à présent ? Si j’ai bien compris, la délégation part aujourd’hui pour Caemlyn, et je voudrais dire au revoir à Min.

Les sœurs laissèrent partir la Fille-Héritière. Sans Anaiya, Janya aurait déblatéré pendant une heure avant de consentir à lui rendre sa liberté, mais bon…

Anaiya se contenta de dévisager Elayne d’un regard perçant – elle devait tout savoir de la conversation avec Sheriam – et ne dit pas un mot. Parfois, le silence d’une Aes Sedai pesait bien plus lourd qu’un long discours…

Le regard rivé droit devant elle, assez loin pour qu’elle puisse prétendre n’avoir pas vu d’autres « admiratrices » prêtes à la retarder pour la couvrir de louanges, Elayne avança d’un pas vif en tapotant distraitement la bague d’or qu’elle portait à un doigt de la main gauche. Sa stratégie d’« évitement », elle en avait conscience, pouvait fonctionner ou lui valoir une visite dans le bureau de Tiana. La clémence obtenue pour cause de bons et loyaux services avait ses limites, tout le monde savait ça. Mais pour l’heure, Elayne aurait préféré Tiana à cette avalanche de compliments qu’elle ne méritait pas.

La bague représentait un serpent qui se mord la queue. Un symbole lié aux Aes Sedai, mais auquel les Acceptées avaient également droit. Une fois qu’elle aurait reçu le châle – les franges reprenant la couleur de l’Ajah qu’elle choisirait – Elayne pourrait porter la bague au doigt qu’elle préférait.

Quant à l’Ajah, elle n’avait plus le choix, ce serait le Vert. Seules les sœurs vertes avaient plus d’un Champion, et elle tenait toujours à avoir Rand. Enfin, autant que c’était possible, bien entendu… Mais il y avait un obstacle, en tout cas si elle choisissait un autre Ajah. Elle était déjà liée à Birgitte, la première Championne que le monde eût jamais connue. Voilà pourquoi elle captait ainsi ses sentiments – et pourquoi elle savait que l’héroïne, le matin même, s’était planté une écharde dans la main.

Seule Nynaeve était au courant. Les Champions étaient l’apanage des Aes Sedai. Si on apprenait qu’une Acceptée avait violé cette règle, toute la « clémence » du monde ne lui sauverait pas la mise. Dans le cas présent, il s’était agi d’une nécessité, pas d’un caprice, car Birgitte serait morte sinon, mais Elayne doutait que ça fasse une grande différence. Ne pas respecter une règle relative au Pouvoir risquait d’avoir des conséquences fatales pour soi-même et son entourage. Afin de graver cette idée dans la tête des novices et des Acceptées, les Aes Sedai se montraient impitoyables dans l’immense majorité des cas.

Pourtant, il y avait tant de demi-vérités à Salidar… Pas seulement au sujet de Birgitte et de Moghedien. Un des serments proscrivait le mensonge, mais tout ce qui n’était simplement pas dit échappait allégrement à cette loi. Moiraine savait comment tisser un bouclier d’invisibilité – peut-être le même que la Rejetée leur avait enseigné, au fond. Avant de savoir quoi que ce soit du Pouvoir, Nynaeve avait vu l’Aes Sedai recourir à ce tissage. Mais personne d’autre à Salidar n’était au courant. Ou disposé à le reconnaître, au minimum. Sur ce plan, Birgitte avait confirmé les soupçons naissants de la Fille-Héritière. La plupart des Aes Sedai, et peut-être toutes, gardaient pour elles au moins une partie de ce qu’elles avaient appris. Et presque toutes avaient leurs petits « trucs » privés. Des astuces qui pouvaient finir par appartenir à toute la communauté, si suffisamment de sœurs les assimilaient puis les transmettaient aux novices et aux Acceptées, ou qui disparaissaient en même temps que leur détentrice, si elle s’était montrée secrète jusqu’au bout. En deux ou trois occasions, alors qu’elle faisait une démonstration, Elayne avait surpris une lueur dans le regard de l’une ou l’autre sœur. Et Carenna, par exemple, avait sauté sur la méthode d’espionnage de Nynaeve avec une hâte plus que suspecte. Mais ce n’était pas le genre d’accusation qu’une Acceptée pouvait lancer contre une Aes Sedai…