En cette minute, ses yeux flamboyaient. Rien ne remédiait à l’obstination de Perrin et pas grand-chose à la chaleur hors de saison. Toutefois, à vrai dire, agiter sans résultat un éventail en plumes de paon pour créer une brise rafraîchissante qui lutte contre la sueur perlant sur ses joues n’adoucissait nullement son humeur.
Dans cette fin d’après-midi, il ne restait que quelques personnes de la masse de gens venus pour qu’elle tranche leurs différends. En réalité, ils venaient pour être entendus par Perrin, mais l’idée de juger des gens au milieu de qui il avait grandi l’horrifiait. À moins qu’elle ne réussisse à le coincer, il disparaissait comme un loup dans le brouillard quand arrivait l’heure de l’audience quotidienne. Par chance, les gens ne se formalisaient pas lorsque Dame Faile les écoutait à la place du Seigneur Perrin. Ou un petit nombre seulement, en tout cas, et ceux-là assez sages pour dissimuler leur contrariété.
« Vous m’avez soumis ceci », déclara-t-elle d’une voix neutre. Les deux jeunes femmes transpirant devant son fauteuil se déplacèrent avec malaise d’un pied sur l’autre et contemplèrent les lames de parquet cirées.
Les formes rondelettes de Sharmad Zeffar au teint cuivré étaient couvertes, encore que loin d’être dissimulées, par une robe domanie à col montant mais juste opaque, la soie couleur d’or clair usée à l’ourlet de la jupe et au bas des manches, encore parsemée de petites taches indélébiles attrapées pendant le voyage ; la soie est de la soie, après tout, et rare à trouver ici. Les patrouilles dans les Montagnes de la Brume à la recherche de ce qui restait de l’invasion trolloque de l’été avaient découvert peu de ces créatures bestiales qu’étaient les Trollocs – et pas de Myrddraals, que la Lumière en soit remerciée – mais elles avaient rencontré presque tous les jours des réfugiés, dix ici, vingt là, cinq ailleurs. La plupart arrivaient de la Plaine d’Almoth, mais aussi une bonne quantité du Tarabon et, comme Sharmad, de l’Arad Doman, tous fuyant des pays ruinés par l’anarchie qui avait succédé à la guerre civile. Faile ne voulait pas penser au nombre de ceux qui avaient péri dans les montagnes. Dépourvues de routes et même de sentiers, les montagnes n’étaient pas faciles à traverser dans les meilleures conditions, et la période actuelle était loin d’offrir les meilleures.
Rhea Avin n’était pas une réfugiée, bien que portant une copie d’une robe tarabonaise en drap de laine finement tissé, avec de souples plis gris qui moulaient et soulignaient presque autant que la tenue plus mince de Sharmad. Ceux qui avaient survécu à la longue marche pour franchir les montagnes avaient apporté davantage que des rumeurs affolantes : des techniques auparavant inconnues dans les Deux Rivières et de la main-d’œuvre pour travailler les terres des fermes dépeuplées par les Trollocs. Rhea était une jolie jeune femme au visage rond, née à moins d’une lieue de l’endroit où se dressait à présent le manoir, ses cheveux noirs réunis dans une tresse épaisse comme son poignet lui tombant jusqu’à la taille. Dans la région des Deux Rivières, les jeunes filles ne nattaient leur chevelure que lorsque le cercle des Femmes décidait qu’elles étaient assez âgées pour se marier, que ce soit à quinze ou à trente ans, encore que peu aient jamais dépassé vingt ans. Au vrai, Rhea avait cinq bonnes années de plus que Faile, ses cheveux tressés depuis quatre ans, mais à la minute présente elle avait l’air de les porter flottant toujours sur ses épaules et de venir de comprendre que ce qui avait paru une merveilleuse idée sur le moment était en réalité la pire stupidité possible. Aussi bien, Sharmad semblait encore plus décontenancée, car elle n’avait qu’un an de plus que Rhea ; pour une Domanie, se trouver dans cette situation devait être humiliant. Faile avait envie de les gifler toutes les deux jusqu’à ce qu’elles en louchent – à part qu’une dame ne pouvait pas se permettre de se conduire de pareille façon.
« Un homme, déclara-t-elle d’un ton aussi détaché qu’elle en fut capable, n’est ni un cheval ni un champ. Aucune de vous ne peut prétendre en être propriétaire et me demander de juger laquelle a droit à lui… » Elle respira lentement. « Si je pensais que Wil al’Seen s’était joué de vous deux, j’aurais eu mon mot à dire. » Wil était attiré par les femmes et elles par lui – il avait de fort belles jambes – mais il ne promettait jamais rien. Sharmad paraissait prête à disparaître sous le parquet ; c’était compréhensible, les Domanies avaient la réputation de tourner la tête des hommes et non le contraire. « En l’occurrence, voici ma décision. Allez toutes les deux trouver la Sagesse pour lui expliquer la situation, sans rien dissimuler. Elle réglera la question. Je compte apprendre qu’elle vous aura vues d’ici la tombée de la nuit. »
Les deux jeunes femmes tressaillirent. Daise Congar, qui était la Sagesse du Champ d’Emond, ne tolérerait pas ce genre d’absurdité. En fait, elle irait bien au-delà de ne pas le tolérer. Néanmoins, elles exécutèrent une révérence en marmonnant à l’unisson un « Oui, noble Dame » désolé. Si elles ne regrettaient pas déjà amèrement de faire perdre son temps à Daise, cela ne tarderait pas.
Et mon temps à moi, songea Faile avec conviction. Tout le monde savait que Perrin assistait rarement à ces audiences, sinon elles n’y auraient jamais présenté leur ridicule « problème ». Aurait-il été ici où il le devait, elles se seraient esquivées sur la pointe des pieds plutôt que de l’exposer devant lui. Faile espéra que la chaleur avait agi sur les nerfs de Daise. Dommage qu’il n’y ait pas moyen d’inciter Daise à prendre Perrin en main.
Cenn Buie laissa à peine le temps aux jeunes femmes de s’éloigner d’un pas traînant avant de prendre leur place. Bien que s’appuyant lourdement sur un bâton presque aussi noueux que lui, il réussit à s’incliner dans un salut pompeux, dont il gâcha ensuite l’effet en passant ses doigts osseux à travers ses cheveux plats qui s’éclaircissaient. Comme d’ordinaire, sa tunique brune rustique donnait l’impression qu’il avait dormi avec. « Que la Lumière brille sur vous, ma Dame Faile, et sur votre honorable mari, le Seigneur Perrin. » Ces paroles solennelles rendaient une impression bizarre dites par sa voix grinçante. « Permettez-moi d’ajouter mes vœux à ceux du Conseil pour que votre bonheur continue. Votre intelligence et votre beauté embellissent notre existence, de même que l’impartialité de vos jugements. »
Faile tambourina du bout des doigts sur le bras de son siège avant d’avoir pu se retenir. Des louanges fleuries au lieu des habituelles récriminations. Lui rappeler à elle qu’il siégeait au Conseil du Village du Champ d’Emond et donc était un homme influent, à qui le respect était dû. Et chercher à susciter sa compassion avec ce bâton ; le couvreur en chaume avait l’esprit aussi vif que quelqu’un ayant la moitié de son âge. Il voulait quelque chose. « Que m’apportez-vous aujourd’hui, Maître Buie ? »
Cenn se redressa, oubliant de s’appuyer sur son bâton. Et oubliant de gommer le ton acerbe de sa voix. « Il s’agit de tous ces étrangers qui nous envahissent et introduisent toutes sortes de choses dont nous n’avons pas besoin ici. »
Il avait visiblement oublié qu’elle aussi était une étrangère – comme la plupart des habitants des Deux Rivières. « Des manières bizarres, noble Dame. Des vêtements indécents. Écoutez donc les commentaires des femmes sur la façon dont ces dévergondées de Domanies s’affublent, si vous ne les avez pas déjà entendus. » Justement si, de la part de quelques-unes, bien qu’un éclair fugitif dans l’œil de Cenn disait qu’il le regretterait si elle cédait à leurs réquisitions. « Des étrangers qui nous ôtent le pain de la bouche, qui nous gâchent notre métier. Ce Tarabonais et son idiotie de fabrique de tuiles, par exemple. Emploie de la main-d’œuvre qui pourrait travailler utilement. Il ne se préoccupe pas des bonnes gens des Deux Rivières. Tenez, il… »