Avec délicatesse, elle sonda avec le Pouvoir d’abord Siuan, puis Leane. En un sens, elle ne canalisait absolument pas. Elle ne pouvait pas canaliser un iota sans être en colère, elle ne pouvait même pas sentir la présence de la Vraie Source. Pourtant, cela revenait au même. De minces filaments de Saidar, la moitié féminine de la Vraie Source, s’infiltraient dans les deux femmes selon son tissage. Simplement, ils n’avaient pas leur origine en elle.
Au poignet gauche, Nynaeve portait un mince bracelet, une simple bande en argent formée de segments. Principalement en argent, en tout cas, et d’un matériau spécial, encore que cela ne fît pas de différence. C’était le seul bijou qu’elle avait sur elle en dehors de l’anneau au Grand Serpent ; les Acceptées étaient fermement dissuadées de se parer de beaucoup de bijoux, un collier assorti enserrait le cou de la quatrième femme présente, assise sur un tabouret contre le mur grossièrement plâtré, les mains croisées dans son giron. Vêtue du drap de laine rugueuse de couleur brune des paysans, avec un visage robuste de paysanne marqué par les soucis, elle ne transpirait nullement. Elle n’esquissait pas non plus le moindre mouvement, mais ses yeux noirs observaient tout. Nynaeve voyait le rayonnement de la Saidar l’entourer, mais c’est Nynaeve qui dirigeait le canalisage. Bracelet et collier créaient un lien entre elles, à peu près comme les Aes Sedai ont la faculté de se lier pour fusionner en un tout leur puissance individuelle. Quelque chose comme « des matrices absolument identiques » entrait en jeu, selon Élayne, après quoi l’explication devenait carrément incompréhensible. À la vérité, Nynaeve ne pensait pas qu’Élayne comprenait moitié autant qu’elle le prétendait. Pour sa part, Nynaeve ne comprenait rien, sinon qu’elle était à même de percevoir la moindre émotion de l’autre femme, de sentir la femme elle-même, mais nichée dans un coin de sa tête, et de savoir que tout ce que l’autre captait de Saidar était à sa disposition à elle. Parfois, elle pensait que ç’aurait été préférable si la femme sur le tabouret était morte. Plus simple, certainement. Plus propre.
« Il y a quelque chose d’arraché, ou de tranché », murmura Nynaeve qui essuya machinalement la sueur sur sa figure. Ce n’était qu’une vague impression, juste présente, mais c’était aussi la première fois qu’elle avait conscience de davantage que du vide. Ce pouvait être un effet de son imagination, et du désir forcené de découvrir quelque chose, n’importe quoi.
« Sectionner, dit la femme sur le tabouret. C’est ainsi que cela s’appelait, ce que vous désignez par désactiver pour les femmes et neutraliser pour les hommes. »
Trois têtes virèrent dans sa direction ; trois paires d’yeux étincelèrent de fureur. Siuan et Leane avaient été Aes Sedai jusqu’à ce qu’elles soient désactivées lors du coup de force à la Tour Blanche qui avait hissé Élaida sur le Trône d’Amyrlin. Désactivées. Un mot qui provoque des frissons. Ne plus jamais canaliser. Par contre, s’en souvenir toujours et en mesurer la perte. Toujours sentir la Vraie Source et être certain que l’on ne pourra jamais l’embrasser de nouveau. La désactivation n’était pas plus Guérissable que la mort.
C’est ce que tout le monde croyait, en tout cas, mais Nynaeve était d’avis que le Pouvoir Unique devrait être capable de guérir n’importe quoi hors la mort. « Si vous avez quelque chose d’utile à ajouter, Marigan, déclara-t-elle d’un ton sec, alors dites-le. Sinon, taisez-vous. »
Marigan se radossa au mur, les yeux étincelants et fixés sur Nynaeve. Peur et haine affluèrent dans le bracelet, mais ils le faisaient toujours à un degré ou à un autre. Les captifs aiment rarement ceux qui les tiennent prisonniers, même – peut-être surtout – s’ils sont conscients qu’ils méritent leur captivité et pire. Le problème, c’était que Marigan disait aussi que le sectionnement – la désactivation – ne pouvait pas être guéri. Oh, elle regorgeait d’affirmations que n’importe quoi hors la mort se guérissait au temps de l’Ère des Légendes, que ce que l’Ajah Jaune appelait maintenant Guérir n’était que l’équivalent des premiers soins d’urgence donnés sur le champ de bataille. Mais essayez de l’obliger à fournir des précisions – ou même une allusion et vous n’obtenez rien. Marigan en savait autant sur l’art de Guérir que sur le métier de forgeron, qui était que l’on place le métal dans des braises ardentes et qu’on le frappe avec un marteau. Certes pas assez pour fabriquer un fer à cheval. Ou pour Guérir davantage qu’une meurtrissure.
Se retournant sur sa chaise, Nynaeve étudia Siuan et Leane. Des jours de ces observations, chaque fois qu’elle pouvait les arracher à leurs autres occupations et jusqu’à présent elle n’avait rien appris. Soudain, elle se rendit compte qu’elle tournait le bracelet autour de son poignet. Quel qu’en fût le bénéfice, elle détestait être liée à cette femme. L’intimité qui en résultait lui donnait la chair de poule. Du moins pourrais-je apprendre quelque chose, pensa-t-elle. Et le résultat ne serait sûrement pas pire que tout le reste.
Elle détacha avec soin le bracelet – le fermoir était presque impossible à trouver à moins de connaître son fonctionnement – et le tendit à Siuan. « Enfilez ça. » Perdre le Pouvoir était pénible, mais c’était une expérience à tenter. Et perdre les vagues d’émotion équivalait à prendre un bain. Les yeux de Marigan suivaient l’étroite bande d’argent comme si elle était hypnotisée.
« Pourquoi ? questionna Siuan d’un ton autoritaire. Vous me dites que cette chose-là ne sert…
— Mettez-le donc, Siuan. »
Cette dernière la dévisagea d’un air inflexible pendant un instant – par la Lumière, ce que cette femme pouvait être entêtée ! – avant de refermer le bracelet autour de son poignet. Une expression de stupeur se peignit aussitôt sur son visage, puis elle plissa les yeux en regardant Marigan. « Elle nous déteste, mais cela, je le savais. Et il y a de la peur et… Du saisissement. Pas une trace sur sa figure, mais elle est frappée de stupeur jusqu’aux orteils. À mon avis, elle ne croyait pas que je pouvais utiliser ce machin, moi aussi. » Marigan esquissa un mouvement de malaise. Jusqu’à présent, seulement deux qui étaient au courant à son sujet pouvaient se servir du bracelet. Quatre augmenteraient les chances de poser des questions. En surface, elle semblait coopérer sans restrictions, mais que cachait-elle ? Autant qu’elle en était capable, Nynaeve en était persuadée.
Avec un soupir, Siuan secoua la tête. « Et je n’y parviens pas. Je devrais être en mesure d’atteindre la Source à travers elle, n’est-ce pas ? Eh bien, je n’y arrive pas. Un grondin grimperait d’abord à un arbre. J’ai été désactivée, voilà tout. Comment ôtez-vous ce machin ? » Elle tripotait gauchement le bracelet. « Comment fichtre le détachez-vous ? »
Nynaeve posa avec douceur une main sur celle de Siuan qui manipulait le bracelet. « Ne comprenez-vous pas ? Le bracelet ne réagit pas plus que ne le ferait le collier sur une femme incapable de canaliser. Si je le passais au bras d’une des cuisinières, ce ne serait pas plus pour elle qu’une jolie parure.