– Donc, Qadehar, conclut le Sorcier Ulriq, vous nous conseillez dans le Monde Incertain de préférer le Galdr au Lokk ?
– Tant que vous vous posez cette question, c’est que vous n’avez pas l’expérience suffisante, alors mon conseil est : allez au plus simple ! Et le Galdr est toujours plus simple que le Lokk ! Maintenant, mes amis, il est tard, et si j’ai un autre conseil à vous donner, c’est d’aller vous coucher. Demain, la journée sera rude !
Tous rirent et acquiescèrent. Puis ils se dirigèrent vers la sortie par petits groupes, commentant la dernière leçon de Qadehar, le seul d’entre eux qui soit déjà allé dans ce Monde terrible qu’eux-mêmes s’apprêtaient à découvrir…
Dès qu’il entendit Maître Qadehar donner congé aux Sorciers, Guillemot s’empressa de déguerpir et regagna sa chambre à toute vitesse. Il n’avait pas tout saisi de la leçon qu’il avait volée. Mais il en avait compris assez pour qu’elle ouvre de nouvelles perspectives à sa magie ! En soutirant aux uns et aux autres les informations qui lui manquaient, il franchirait rapidement une nouvelle étape dans son initiation ! Avec ou sans l’aide de son Maître.
Qadehar entra sans bruit dans la chambre et se coucha en faisant attention de ne pas réveiller son élève, sans se rendre compte que celui-ci ne dormait pas. Guillemot rangeait en effet consciencieusement dans sa mémoire tout ce qu’il avait vu et entendu durant la nuit, et mit un long moment à trouver le sommeil.
XI Avant de partir
Le lendemain, Guillemot déambulait dans le monastère à la recherche de Bertram lorsque Qadwan, légèrement essoufflé, surgit derrière lui.
– Cela fait une heure que je te cours après, gronda le vieil homme.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda le garçon.
– C’est Qadehar, il t’attend dans ta chambre. Son départ est prévu pour demain et il veut te voir avant de partir.
Guillemot remercia le Sorcier et se précipita dans les escaliers.
– Vous vouliez me voir, Maître ? demanda Guillemot en pénétrant dans la chambre où l’attendait Qadehar, assis sur l’un des deux lits.
– Oui, Guillemot. J’ai réussi à obtenir une pause dans les préparatifs de l’attaque. Nous allons en profiter pour travailler.
– Pourquoi est-ce que vous m’excluez de ces préparatifs, Maître ? lui reprocha l’Apprenti.
– Ce sera ton tour bien assez tôt de te préparer à affronter l’ennemi, répondit sèchement Qadehar. Profite encore un peu du répit ! Et puis, il existe plusieurs sortes de préparatifs. A ton niveau, commence par te préparer… à devenir Sorcier !
Guillemot, en se mordant la lèvre, fit mine d’accepter les arguments de son Maître et présenta un visage attentif.
– Qu’est-ce qu’on va faire, aujourd’hui ?
– Nous allons nous entraîner à fixer les Graphèmes.
Le Sorcier sortit de sa sacoche un poignard étrange, court, à la lame effilée. Il le tendit à Guillemot qui s’en saisit avec curiosité.
– C’est un Ristir, un poignard graveur. Il sert à fixer les Graphèmes. Tu peux éventuellement le planter dans la gorge d’un agresseur si tu n’as pas le temps ni la possibilité d’invoquer les Graphèmes ! Mais ça, c’est un autre sujet…
– Quel bel objet, Maître ! s’exclama Guillemot qui contemplait le poignard avec ravissement.
– Il est surtout bien pratique ! Criés, murmurés ou tracés dans les airs, les Graphèmes finissent toujours par s’échapper. Ils agissent surtout au moment où ils sont libérés. Si on veut étendre leur pouvoir dans le temps, il faut les fixer, et donc les graver… C’est pour cette raison qu’ils sont gravés sur la porte du monastère, ou sur les Portes des Deux Mondes ! Maintenant, prends ce Ristir et grave dans le sol les Graphèmes un, deux, trois, cinq, huit, dix, onze, treize, quatorze, quinze, vingt-deux et vingt-trois…
Guillemot saisit le poignard graveur et traça avec application sur le sol les Graphèmes que son Maître avait choisis dans l’alphabet des étoiles.
– Fehu le Butin des Razzias, Uruz la Vache Rousse, Thursaz le Géant et l’Épine, Raidhu le Chariot de Nerthus, Wunjo l’Étendard et la Voie, Naudhiz l’Étincelle et la Main, Isaz la Brillante et la Glace, Eihwaz le Vieil Arbre et la Double Branche, Perthro le Cornet à Dés, Elhaz l’Aïeule et le Cygne, Ingwaz le Riche et le Clou, Dagaz la Lumière de l’Aube et du Crépuscule, murmura Guillemot au fur et à mesure qu’il reproduisait dans la poussière la forme des Graphèmes.
– C’est bien, reconnut Qadehar après avoir observé les gestes sûrs et précis de Guillemot. Un Galdr se fixe de la même façon. Écoute-moi attentivement : chaque Graphème, comme tu le sais, possède un ou plusieurs pouvoirs. Quand on les évoque, par la bouche ou par la main, dans les airs ou sur un support, ces pouvoirs ont un effet simple et direct. Le Galdr associe les Graphèmes dans le but d’obtenir un résultat plus complexe. Ainsi, pour utiliser la Porte des autres Mondes, le Graphème du Voyage ne suffit pas. Celui de la Communication entre les univers non plus. Celui de la Cohésion encore moins. Lance séparément contre la Porte les idées suivantes : « j’ai un véhicule et je veux partir en voyage », « je souhaite que s’établisse une communication entre les Mondes » et « nous resterons ensemble ». Tu ne te retrouveras pas dans le Monde Incertain ! En revanche, si tu tisses tous ces mots ensemble pour constituer une phrase cohérente, cela donnera quelque chose comme : « j’ai un véhicule et je veux partir en voyage, en groupe, j’ai donc besoin que s’établisse la communication » ; là, tu aborderas le Monde Incertain avec tes amis. A condition de ne pas oublier l’un des trois Graphèmes dans ton Galdr !
Guillemot rougit. Son Maître faisait allusion à l’erreur qu’il avait commise l’été dernier, lorsqu’il avait ouvert la Porte du Monde Incertain… Il se sentit honteux. Mais Qadehar ne se moquait pas de lui. Il lui rappelait simplement qu’il fallait rester prudent dans le maniement des Graphèmes.
Bientôt le Sorcier se leva pour partir, visiblement satisfait que son élève ait si vite compris la leçon. Mais Guillemot le retint par la manche.
– Maître, s’il vous plaît…
– Je t’écoute, Guillemot.
– On… On m’a parlé des Lokk. Qu’est-ce que c’est ?
– Qui t’en a parlé ?
Guillemot hésita un instant. Puis il lança :
– Bertram, Maître.
Qadehar secoua la tête, l’air embarrassé.
– Je comptais aborder avec toi cet aspect de la magie des étoiles plus tard, dit-il Mais puisque tu m’en parles, je vais répondre à ta question, sans approfondir cependant. C’est un peu compliqué, et puis tu n’en as pas besoin pour l’instant…
Le Sorcier se rassit.
– Écoute-moi, Guillemot : il existe une autre façon que le Galdr d’associer entre eux les Graphèmes : c’est le Lokk. Le Galdr tisse et relie les Graphèmes, fabrique une phrase avec des mots. Le Lokk, lui, fond et mélange les Graphèmes, et crée un nouveau mot. Le Galdr met en relation des pouvoirs qui s’additionnent. Le Lokk, lui, mélange ces pouvoirs pour obtenir un nouveau pouvoir… Ça te paraît difficile à comprendre, n’est-ce pas ?
– Oui, Maître, avoua Guillemot.
– Bon, imagine que les Graphèmes sont des petits cailloux, et que ton objectif magique consiste à briser une paroi de verre qui te retient prisonnier. Utiliser un seul Graphème reviendrait à lancer un seul petit caillou contre la paroi. Si celle-ci est fine, c’est-à-dire si ton objectif est simple, cela suffira peut-être à la briser. Tu me suis ?