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– Quand même, reprit Bertram, ça me fait quelque chose de rester là, alors que d’autres Sorciers risquent leur vie contre le Seigneur Sha !

Guillemot crut que son cœur allait s’arrêter de battre.

– Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-il à Bertram d’une voix qui tremblait. Le Seigneur Sha ?

– Oui, tudieu, le Seigneur Sha ! Celui de la tour de Djaghataël. Tu ne savais pas que c’était l’Ombre ?

– L’Ombre ? Comment ça, l’Ombre ? s’étouffa Guillemot.

– C’est Charfalaq qui est arrivé à cette conclusion, expliqua Bertram qui observait Guillemot avec circonspection. D’après les descriptions données par Gontrand, ton ami le gratteur de banjo qui s’est échappé de la tour de Djaghataël au péril de sa vie, on considère cette tour comme le fief possible de l’Ombre. Et comme celui qui l’habite, le Seigneur Sha, est un grand ami de Thunku, l’homme qui a envoyé des Gommons et des Orks pour t’enlever, Charfalaq en a déduit que Sha et l’Ombre ne sont qu’une seule et même personne… Pourquoi te mets-tu dans cet état ?

Guillemot n’eut pas envie de répondre. Il sentit un profond désarroi l’envahir. Depuis qu’Agathe, au retour du Monde Incertain, lui avait confié que le Seigneur Sha cherchait à récupérer un garçon de son âge qui serait peut-être son fils, il s’était laissé aller à toutes les suppositions, même les plus folles. Sans oser en parler à son Maître, et encore moins à sa mère ! Il passait régulièrement des nuits entières à se demander si on ne lui mentait pas à propos de son vrai père. Il n’était arrivé à aucune conclusion satisfaisante… Cependant, apprendre que son Maître allait donner la chasse à ce Sha, qui était peut-être l’Ombre, mais qui savait certainement aussi quelque chose sur ses origines, le troublait profondément.

Il s’assit sur le sol et, tandis que Bertram, incrédule, tentait de le réconforter, il pleura doucement.

– Je suis là, Maître. Vous vouliez me voir ?

– Oui, Lomgo… Scribe fidèle… Je dois écrire deux lettres… Deux lettres très importantes…

L’homme aux yeux de rapace observait sans émotion apparente la forme aux contours indistincts qui s’agitait au fond de la pièce aux murs gris. Des tables étaient recouvertes de cartes et de feuilles griffonnées ; des instruments et des livres jonchaient le sol. Le

Maître connaissait ces derniers temps de fréquents et inhabituels accès d’excitation et même Lomgo, qui était considéré comme son confident, en ignorait la raison. Il soupçonnait que l’euphorie du Maître était, d’une manière ou d’une autre, liée à cet enfant qu’il cherchait depuis des années et qu’il avait enfin trouvé. Mais comment en être sûr, avec le Maître ?

La silhouette enveloppée de ténèbres s’approcha du scribe, impassible dans sa longue tunique blanche. Le crâne rasé et décharné de l’homme brillait à la lueur des torches, dont la flamme vacillait au passage du Maître.

– Lomgo… Tu ne seras pas oublié, à l’heure de mon triomphe… Fidèle, oui, fidèle scribe…

La voix puissante et caverneuse, qui faisait trembler les serviteurs de la demeure, était devenue caressante, et Lomgo se sentit flatté. Il fit quelques pas jusqu’à la chaise proche de l’unique lucarne qui éclairait la pièce, où il s’asseyait toujours pour écrire sous la dictée du Maître. Il ouvrit son écritoire et, d’une main à laquelle manquait un doigt, il saisit une plume.

– Nous allons d’abord écrire à Thunku… Ensuite nous écrirons à notre ami… Notre vieil ami, qui se sent bien seul dans sa tour…

Le Maître éclata d’un ricanement sinistre, qui glaça Lomgo, pour la première fois depuis bien longtemps.

XIII La bataille de Djaghataël

Les trente Sorciers réapparurent dans les ruines de l’ancienne cité de Djaghataël. A l’abri des murs d’une maison à moitié éboulée, ils observèrent les alentours. Leur arrivée dans le Monde Incertain n’avait déclenché aucune effervescence.

Il régnait même un calme effrayant. Un silence de mort. Les oiseaux de mer, d’habitude si bruyants, étaient silencieux. Cette atmosphère devenait oppressante. Qadehar ne perdit pas de temps à réfléchir : il fallait agir. Il donna donc ses dernières consignes, et les Sorciers se déployèrent en direction de la grande tour qui se dressait, sombre et menaçante, sur les falaises tombant à pic dans l’Océan Immense.

Mais leur appréhension, loin de s’atténuer, s’accrut davantage à proximité du repaire de leur ennemi. Ils ne pouvaient s’empêcher de jeter des regards inquiets autour d’eux.

« Ce silence est étrange, songea Qadehar. Et puis tout est trop facile. L’Ombre n’est quand même pas un débutant que l’on peut surprendre aisément !

Qu’attend-elle pour contrer notre attaque en lançant ses sortilèges ? Je n’aime pas ça ! »

Ils parvinrent au pied de la tour, devant l’unique porte d’accès. Elle était solidement verrouillée, et protégée par un sortilège puissant. Le silence, que seules brisaient régulièrement les vagues qui se fracassaient contre les rochers, en contrebas, était toujours accablant. Ils se reculèrent pour mieux voir l’édifice.

Le Sorcier Ulriq s’approcha de Qadehar :

– Toi qui as l’usage de ce Monde, sais-tu ce que cela signifie ?

– Je n’en ai pas la moindre idée, reconnut Qadehar. Mais il y a en effet quelque chose qui ne va pas.

– Tu penses que l’Ombre nous aura entendus arriver et qu’elle se sera enfuie ?

– Cette solution n’est sans doute pas la pire, avoua Qadehar en observant attentivement la tour.

D’un côté de la tour, ils aperçurent des poutres fixées dans la muraille et qui grimpaient en spirale jusqu’au sommet.

– C’est certainement par là que Gontrand s’est échappé, annonça avec satisfaction Qadehar aux Sorciers qui faisaient cercle autour de lui. Enfoncer la porte d’entrée nous prendrait trop de temps. Nous allons tout bêtement emprunter le chemin des poutres, en sens inverse, et accéder à la tour par le haut !

Au même instant, un vacarme épouvantable retentit derrière eux. Les Sorciers se retournèrent comme un seul homme, adoptant tous instinctivement la

Stadha de Naudhiz, le Graphème de résistance aux agressions.

– Pas comme ça ! hurla Qadehar en voyant ses condisciples. Nous sommes dans le Monde Incertain, bon sang !

Pour maîtriser l’alphabet magique, dans le Monde Incertain, il fallait bien sûr procéder à de nombreux ajustements, et modifier l’aspect des Graphèmes en fonction des nouvelles formes des constellations…

Confus de s’être ainsi trompés, les Sorciers rectifièrent leur posture et attendirent de pied ferme l’attaque de ce qu’ils croyaient être l’Ombre. Mais ce qui déboula sur eux, jailli des ruines, n’avait rien d’une ombre…

– Des Orks et des Hybrides ! hurla l’un des Sorciers. Mais d’où sortent-ils ? Il y en a des centaines !

– Nous sommes tombés dans un piège ! gronda Qadehar. Ils nous attendaient !

En effet, surgissant de l’ancienne cité, une multitude d’Orks, créatures géantes taillées pour la course et la lutte, et d’Hybrides, mélange d’Ork et d’humain, fonçaient sur eux en hurlant et en brandissant des haches et des massues.

Qadehar jaugea rapidement la situation. Le mouvement d’encerclement des monstres était parfait : les Sorciers étaient acculés contre la tour et, plus loin, contre l’océan.

– On est encerclés ! annonça Qadehar. Il faut faire front et se battre !

Malheureusement, malgré leur entraînement dans les sous-sols de Gifdu, les Sorciers étaient habitués à utiliser le pouvoir des Graphèmes sous le ciel d’Ys. Surpris par l’attaque massive et gênés par leur méconnaissance des Graphèmes du Monde Incertain, ils manquèrent de temps pour fabriquer le Galdr qui les aurait mis à l’abri de leurs agresseurs.