Les premiers Orks furent fixés au sol par des Ingwaz projetés maladroitement. La deuxième vague fut stoppée par des Thursaz lancés trop faiblement. La troisième vague arriva sur eux avant qu’ils puissent réagir… Juste à côté de Qadehar, un Sorcier reçut sur la tête une massue cloutée et s’écroula. Plus loin, un autre reçut la lame d’une épée dans le ventre et s’effondra en crachant du sang. Quelques-uns réussirent momentanément à se mettre sous la protection d’une Armure d’Elhaz, mal édifiée cependant. Et comme Qadehar l’avait prévu, les coups de boutoir des monstres déchaînés finirent par venir à bout des Galdr fragilisés par des Graphèmes si mal évoqués.
Malgré l’attitude héroïque des Sorciers qui mirent hors d’état de nuire de nombreux monstres, l’expédition du Pays d’Ys était peu à peu décimée sous les coups des brutes sanguinaires.
Qadehar repoussa, à l’aide d’un Thursaz projeté rageusement, l’attaque d’un Hybride gigantesque. Celui-ci s’effondra dans la poussière en grognant. A ses côtés, à l’abri d’une Armure d’Elhaz qui semblait tenir bon, deux Sorciers lançaient des sorts contre l’ennemi. Devant, protégés par la Stadha de Naudhiz, trois autres compagnons faisaient face aux Orks écumants
Qadehar balaya le champ de bataille du regard. Six ! Ils n’étaient plus que six Sorciers debout, sur la trentaine qui composait leur groupe au départ d’Ys ! Il serra les poings. Ils devaient se mettre à l’abri, à tout prix.
– La tour ! hurla-t-il à l’adresse de ses compagnons. Replions-nous vers la tour !
Quittant la protection de leurs sortilèges, les Sorciers s’élancèrent à sa suite. Ils parvinrent devant les poutres branlantes qui conduisaient au sommet de la tour avec une petite avance sur l’armée des Orks.
– Oh non ! gémit Qadehar.
Stupéfaits, les Sorciers contemplèrent les madriers les plus proches du sol qui avaient été sciés afin d’interdire l’accès au donjon. Derrière eux, les monstres se rapprochaient.
– Pas de temps à perdre, dit Ulriq, l’un des Sorciers survivants. Vous quatre, là ! Deux qui prennent la posture de Naudhiz pour protéger les autres, deux qui lancent Thursaz ! Débrouillez-vous, mais retenez les Orks le plus longtemps possible !
Puis il se tourna vers Qadehar.
– Je vais t’aider à te hisser jusqu’aux premières poutres. Il faut que tu pénètres dans cette tour maudite, et que tu livres combat contre l’Ombre.
Qadehar se récria.
– Jamais je ne vous abandonnerai !
Ulriq tourna vers lui un regard suppliant.
– C’est notre seule chance. La seule chance de ne pas mourir pour rien. Je t’en prie, Qadehar, tu en es le seul capable.
Les Orks se heurtèrent au barrage magique des Sorciers. Mais celui-ci ne tiendrait pas longtemps. Alors Ulriq prit appui contre le mur de la tour et fit signe à Qadehar.
Le Maître Sorcier se décida rapidement et grimpa sur les épaules de son compagnon. Il toucha la poutre. Puis il prit une impulsion pour se hisser sur le madrier. Ulriq lui jeta un dernier regard, et courut aider les autres.
Le Maître Sorcier avait les larmes aux yeux. Au pied de la tour, ses amis se faisaient massacrer par les hordes de Yâdigâr dont il avait reconnu le blason autour du cou de plusieurs monstres, un lion hurlant entouré de flammes. L’infâme Thunku ne perdait rien pour attendre ! Mais Ulriq avait raison : pour que le sacrifice des hommes de la Guilde ne soit pas vain, il fallait qu’il pénètre dans cette tour et qu’il terrasse l’Ombre, leur ennemi.
Il ferma son esprit aux cris de désespoir et de douleur des Sorciers puis il se concentra sur le combat qu’il allait mener.
Il prit pied sur la plate-forme et repéra immédiatement une étroite porte fermée par un simple verrou. Il projeta Elhaz sous sa forme Incertaine, et, sous l’effet du Graphème débloqueur, la porte s’ouvrit, dévoilant un escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs du bâtiment. Il s’y engagea.
Plus bas, il découvrit une porte métallique. Elle était entrouverte. Il la poussa et pénétra dans une grande pièce ronde, tendue de tentures rouge sang.
Il y régnait un désordre indescriptible ; tout était sens dessus dessous. Les meubles et les tables étaient renversés ; des livres jonchaient le sol, à côté d’instruments alchimiques brisés. On aurait dit que la pièce avait été fouillée de fond en comble.
Au centre, une Porte, semblable à celle qui permettait d’accéder au Pays d’Ys, aux Mondes Certain et Incertain, et par laquelle Gontrand était certainement arrivé dans la tour, avait été démolie à coups de massue.
Qadehar enjamba les meubles renversés, les livres et les débris d’instruments. Il regarda derrière chaque tenture. Puis il quitta la pièce et explora le reste de la tour.
Elle était déserte.
Il regagna la plate-forme et, au-dessus du champ de bataille et des bouillonnements de l’océan, hurla sa rage et sa colère.
XIV Intrusion
Bertram choisit de ramener Guillemot dans sa chambre. C’était la plus sage décision qu’il pouvait prendre, lui sembla-t-il. Sage ? Décidément, ce garçon l’influençait ! Il ne comprenait toujours pas pourquoi ses révélations au sujet de l’Ombre avaient plongé l’Apprenti dans un tel désespoir. Guillemot savait-il quelque chose sur le Seigneur Sha que les autres ignoraient ?
Il lui proposa de lui tenir compagnie, mais Guillemot refusa, avec un pâle sourire d’excuse, lui assurant qu’il se sentait bien et qu’il préférait rester seul.
Le jeune Sorcier le laissa dans sa chambre, et descendit l’escalier en direction de la cour intérieure, au centre du monastère.
Dans la cour, ouverte sur un ciel sans nuages, il s’engagea dans la galerie d’arcades. C’est à cet instant qu’il entendit un bruit en provenance de la grande porte… Un bruit sourd. Il s’arrêta.
Il crut d’abord qu’on frappait depuis l’extérieur pour entrer. Mais quand les coups devinrent plus puissants et que la porte se mit à trembler, il comprit qu’il se passait quelque chose d’inhabituel… et de grave.
Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui : il était seul. Les autres Sorciers s’étaient dispersés un peu partout dans le monastère. Personne ne pouvait se douter que le siège de la Sorcellerie d’Ys était pris d’assaut en ce moment même ! Gifdu n’avait jamais eu de gardien ; la porte se suffisait à elle-même. Jusqu’à aujourd’hui…
Un choc plus violent que les autres fit vaciller les lourds vantaux de chêne. Bertram se dissimula derrière une colonne, le cœur battant. Il chercha fébrilement contre sa hanche sa sacoche de Sorcier, mais il se rappela qu’il l’avait laissée dans sa chambre. Il étouffa un juron. Soudain, dans un grincement effroyable, la porte céda et s’ouvrit, laissant entrer une fumée blanche, au travers de laquelle surgit bientôt un individu de grande taille, drapé dans un épais manteau rouge, couleur de sang.
« L’Ombre, c’est sûrement l’Ombre, pensa Bertram en retrouvant son sang-froid. Tudieu ! Qu’est-ce que je vais faire ? Esprits de Gifdu, inspirez-moi ! »
L’homme en rouge s’avança d’un pas pesant. Il fit un geste et la porte se referma derrière lui, en claquant violemment.
« Il faut prévenir Charfalaq, se dit Bertram. Si quelqu’un peut s’opposer à l’Ombre, c’est lui ! Mais comment l’avertir ? »
Tandis que le Sorcier réfléchissait à la meilleure façon d’agir, l’intrus tissait d’une voix grave un Galdr contre la porte.