Des murmures indignés parcoururent l’assemblée, et quelques paroles de soutien à Qadehar fusèrent.
– Qu’osez-vous insinuer ? gronda le Maître Sorcier. Que j’ai pris plaisir à voir mes amis se faire massacrer sous mes yeux ?
Gérald se leva à son tour et, la voix légèrement tremblante, empêcha le Mage de Gri d’attaquer de nouveau.
– Laissons Qadehar nous expliquer ce qui s’est passé !
L’assemblée approuva dans un brouhaha et le Mage finit par accepter, avec une mauvaise grâce évidente. Qadehar s’efforça de retrouver son calme, et parla de nouveau d’une voix claire.
– Merci Gérald. Notre objectif, en nous rendant dans le Monde Incertain, était de livrer bataille contre l’Ombre. Lorsque nous nous sommes aperçus que la situation tournait au désastre, nous avons décidé d’al-1er sans tarder défier notre ennemi dans sa tour. Mes compagnons ont insisté pour que ce soit moi. Hélas, je n’ai trouvé personne dans le bâtiment et, à mon retour, les Sorciers avaient tous succombé…
– Seul ? Pourquoi étiez-vous seul, dans cette tour ? demanda le Mage de Gri avec hargne.
– Parce que soit les autres étaient déjà morts, soit ils étaient aux prises avec les Orks, et enfin, parce que moi seul étais de taille à affronter l’Ombre…
– Quel orgueil ! s’exclama le Mage qui se tut aussitôt en voyant Charfalaq lever la main pour réclamer la parole.
– Qadehar, dit simplement le Grand Maître de la Guilde de sa voix éraillée, avant d’être saisi par une terrible quinte de toux, est effectivement le Sorcier le plus capable de la Guilde…
– Merci de nous l’avoir confirmé, Maître, remercia le Mage de Gri d’une voix mielleuse et en inclinant servilement le buste. Mais ceci, reprit-il d’un ton beaucoup plus cassant en se tournant vers Qadehar, ne suffit pas à nous expliquer pourquoi vous êtes l’unique survivant !
Le Mage de Gri se tourna ensuite vers l’assemblée, qui fut troublée par ses arguments :
– Car il est tout de même étrange que notre frère Sorcier soit le seul à s’en être sorti ! De la même façon qu’il est étrange que notre expédition ait été attendue à Djaghataël, alors qu’elle a été préparée dans le plus grand secret ! Je pense que nous avons été trahis… Et que le traître se trouve ici ! En face de nous ! Je propose qu’il soit neutralisé par un sortilège collectif et placé dans l’un des solides cachots de Gri !
La conclusion du réquisitoire provoqua un tollé général. Les Sorciers se levèrent de leurs bancs, et beaucoup crièrent à la calomnie et au mensonge. Le Mage de Gri répétait : « Au cachot ! » en pointant son doigt de façon théâtrale sur Qadehar, qui prit le parti d’attendre que le calme revienne. Charfalaq semblait complètement dépassé par les événements. Gérald obtint finalement le silence en levant plusieurs fois les bras.
– Allons, allons ! Du calme ! Et restons raisonnables ! Le cachot… Pourquoi pas la torture, ou le bûcher, pendant que vous y êtes ?
L’assemblée sembla soulagée par son intervention tandis que le Mage lui lança un regard noir.
– D’une façon plus raisonnable, je propose qu’une commission spéciale soit montée et enquête avec le plus grand sérieux sur la tragédie de Djaghataël. En attendant qu’elle rende ses conclusions, Qadehar restera consigné à Gifdu, avec interdiction d’en sortir. Qu’en pense le Conseil ?
Charfalaq, vers qui tous les regards convergeaient, semblait s’être rendormi.
– Je suis contre ! rugit le Mage de Gri.
– Qui d’autre est contre ? poursuivit Gérald en fixant droit dans les yeux les deux autres Sorciers qui baissèrent la tête. Personne ? Bien, le Conseil accepte donc ma proposition comme étant la meilleure. Fin de la séance !
Le Mage descendit de l’estrade, furieux, et quitta bientôt le gymnase, entraînant derrière lui les quelques Sorciers de Gri qui l’avaient accompagné depuis la Lande Amère.
Qadehar fut laissé libre. Mais chacun prit soin de l’éviter en sortant. En passant devant lui, Gérald lui adressa un clin d’œil.
XX Les bons conseils de Gérald
Debout dans la petite chambre où on l’avait relégué, au cœur du monastère, Qadehar était assailli de sentiments contradictoires. Comment avait-on pu en arriver là ?
Quelques jours plus tôt, il avait été désigné pour conduire la plus audacieuse attaque jamais lancée par la Guilde contre l’Ombre ; il était alors considéré comme le plus puissant et le plus capable des Sorciers d’Ys, et on chuchotait partout qu’il succéderait prochainement à Charfalaq. Ironie du sort ! Aujourd’hui, déchu de ses droits et objet de la méfiance générale, il était retenu prisonnier à Gifdu, dans l’attente des conclusions d’une improbable commission d’enquête…
Bien sûr, il allait et venait librement dans les bâtiments. Mais il ne pouvait les quitter, et il se savait discrètement épié ; le moindre de ses mouvements faisait l’objet d’une surveillance constante !
Qadehar serra les poings de colère. Il se sentait meurtri par l’attitude des autres Sorciers.
Lorsqu’il avait expliqué au Conseil ce qui s’était réellement passé devant la tour de Djaghataël, personne n’avait semblé le croire, hormis Gérald qui avait pris sa défense. Charfalaq, le Grand Mage, s’était contenté de lui renouveler son estime, mais n’avait rien fait d’autre pour le sortir de ce mauvais pas. Le raisonnement du Mage de Gri, quant à lui, était très simple et paraissait même cohérent : puisque l’expédition avait été préparée dans le plus grand secret, par quel hasard les Sorciers auraient-ils été attendus à Djaghataël ? Voilà ce qui contrariait le Sorcier : que des hommes de la Guilde puissent douter de sa parole…
Cette affaire cependant l’inquiétait bien au-delà de ses sentiments personnels. Car le Mage de Gri avait raison : personne, en dehors de la Guilde, ne connaissait ce projet d’attaque. Ce qui signifiait que quelqu’un, au sein de la Guilde, avait fourni des informations à Thunku ! Il y avait donc un traître parmi les Sorciers. Un traître, qui était peut-être également au service de l’Ombre.
Qadehar frissonna à cette idée.
Qu’en pensait Gérald ? Il se secoua, sortit de sa chambre et prit la direction de la salle d’informatique où il était sûr de le trouver.
Tout en déambulant dans les couloirs, il songea à cet autre épisode qui avait ébranlé ses certitudes. Yorwan ! Il était bien vivant, et parfaitement à l’aise, semblait-il, dans la peau du Seigneur Sha !
Lorsqu’il était parti à sa recherche, dans le Monde Incertain, après que Yorwan eut volé Le Livre des Étoiles, il avait fouillé partout, menant une enquête longue et rigoureuse qui avait abouti au constat de sa disparition. Yorwan s’était volatilisé, et tout le monde avait cru que des brigands l’avaient tué et avaient fait disparaître son corps après l’avoir dépouillé.
Des années plus tard, quand le Seigneur Sha avait fait son apparition à Djaghataël, les rapports des Poursuivants avaient alors décrit un magicien originaire de Ferghânâ, doué mais sans scrupule, qui s’était fait une mauvaise réputation dans le Monde Incertain. Par la suite, le Seigneur Sha ne fit rien qui attire l’attention sur lui, aussi les Poursuivants en restèrent-ils là.
Qui aurait pu se douter que le Seigneur Sha et Yorwan étaient une seule et même personne ? Qadehar se souvint de la surprise qui l’avait saisi lorsqu’il avait reconnu son ancien condisciple sous les traits de l’homme qui traquait Guillemot. Et là aussi tout semblait se compliquer : que signifiaient les paroles mystérieuses que Yorwan avait prononcées avant de prendre la fuite ? Yorwan était-il d’une manière ou d’une autre impliqué dans le massacre de Djaghataël ? Et quels étaient ses rapports avec l’Ombre ?