– Ambre ! hurla Romaric.
– Vous vous croyez au cirque ? siffla Kor Mehtar.
Je commence à être fatigué
Par vos tours pendables,
Vos feux d’artifice magiques,
Vos évasions manquées,
Vos clowneries minables !
Allez, mes Korrigans,
Allez, mes fils, saisissez ces méchants !
Sans se soucier des menaces de Kor Mehtar, Coralie se précipita vers sa sœur. Ambre gisait sans connaissance, mais n’avait pas l’air blessée. Elle lui caressa doucement les cheveux et ne put empêcher une larme de rouler sur sa joue. Qu’est-ce qui lui avait pris de courir ainsi au secours de Guillemot ? L’aimait-t-elle donc à ce point ? Elle ressentit un pincement de jalousie au cœur. Et elle, quand vivrait-elle enfin une vraie histoire d’amour ? Cet idiot de Romaric ne se déclarerait-il jamais ?
Brutalement, Coralie fut arrachée à sa sœur par deux Korrigans. Elle tenta de se débattre, mais l’un de ses agresseurs la gifla violemment. Romaric rugit de colère et fit mine de venir à son aide, mais il fut instantanément maîtrisé. Agathe et Gontrand gémirent d’inquiétude. La situation leur échappait totalement.
« C’en est trop ! se dit Bertram. Mon vieux, il faut cette fois ranger ton orgueil de Sorcier et agir ! Dis-toi que c’est la seule solution, même si elle n’est pas très jolie ! Ni très légale… Manger de la nourriture infecte, d’accord, jouer à des jeux idiots, à la rigueur. Mais là, ça dépasse vraiment les bornes ! Depuis quand frappe-t-on les filles ? »
Il rassembla tout son courage, prit une profonde inspiration et plongea une main tremblante dans sa sacoche de Sorcier. Il en sortit un objet étrange, court et métallique, qu’il braqua dans la direction du roi.
Il y eut un cri d’horreur général. Les Korrigans considérèrent, effarés, le jeune Sorcier qui menaçait Kor Mehtar avec une arme.
– Tu n’en as pas le droit !
Tu enfreins toutes les lois ! hurla ce dernier en se dandinant d’un pied sur l’autre.
– Et moi je te conseille,
Grand souverain, répondit Bertram en s’avançant d’un pas dans sa direction, d’ouvrir grandes tes oreilles,
Et de calmer tes nains :
Prends tes cliques et tes claques,
Délivre mes amis,
Et si tu ne veux pas qu’il y ait de couac,
Fiche le camp d’ici !
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Gontrand qui avait du mal à distinguer l’objet que brandissait Bertram.
– Je crois bien que c’est… que c’est un pistolet ! répondit dans un souffle Romaric en écarquillant les yeux. En tout cas, ça ressemble aux pistolets qu’on voit dans les films !
– Mais c’est strictement interdit à Ys ! s’indigna Coralie. Pas d’arme à feu dans notre Monde, c’est une des lois majeures !
– Peut-être, dit Agathe en haussant les épaules, mais aujourd’hui, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai !
Debout sur sa chaise à porteurs, Kor Mehtar semblait particulièrement mal à l’aise.
Devant l’indécision qui semblait paralyser le roi, Bertram l’interpella de nouveau dans la langue des Korrigans :
– Tu te décides ?
Mieux vaut sur des captifs verser une larme
Que pleurer le vide,
Fait par une arme !
Sous les yeux stupéfaits de l’assemblée des Korrigans et de ses amis, Bertram tira en l’air, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Le tonnerre n’aurait pas fait plus de bruit. Un hurlement d’épouvante monta de la lande. Bertram arma le pistolet une seconde fois avant de le diriger sur le roi et ses acolytes. Il se tourna vers Kor Hosik, le traducteur :
– Parler dans votre langue compliquée ne m’amuse plus. Dis au roi qu’il a intérêt à nous laisser partir. Sinon, je n’hésiterai pas à me servir de cette arme.
Le Korrigan traduisit les paroles de Bertram. Le roi considéra longuement le groupe qui lui tenait tête depuis le milieu de la nuit. Puis il donna une série d’ordres. Aussitôt les Korrigans s’éparpillèrent dans la lande, et ses ravisseurs abandonnèrent Guillemot, pieds et poings liés, à même le sol. Kor Mehtar s’installa ensuite dans sa chaise, souffla quelques mots à Kor Hosik, puis s’en alla, aussi vite que les jambes de ses porteurs le lui permirent.
– Mon roi être fatigué, expliqua le traducteur. Vous décidément très forts. Et puis aube arriver, et Korrigans pas aimer soleil…
A l’est, l’horizon commençait en effet à pâlir, et on distinguait, dans le lointain, les maisons de Dashtikazar.
Kor Hosik, avant de s’élancer sur les traces du roi, se retourna une dernière fois vers eux, et agita son chapeau :
– Au revoir, au revoir !
– J’espère bien que non, grommela Gontrand.
Les herbes et les arbustes frémirent une dernière fois. Puis, plus rien : comme s’ils se réveillaient brutalement d’un mauvais rêve, ils se retrouvèrent seuls sur la lande.
Agathe et Gontrand allèrent libérer Guillemot des liens et du bâillon qui l’entravaient. Puis la petite bande se regroupa autour du corps inanimé mais vivant d’Ambre. En même temps que pointait l’aube, ils ressentirent un immense soulagement, et chacun se félicita dans son cœur de l’heureuse issue de cette incroyable aventure.
XXXV Le secret de Bertram
La bande des sept, Agathe et Coralie en tête, suivies de Romaric et de Gontrand soutenant Ambre qui reprenait connaissance, puis de Guillemot et de Bertram qui fermaient la marche, atteignit Dashtikazar alors que le soleil pointait ses premiers rayons au-dessus de la lande.
Les rues étaient désertes, mais cela n’avait rien d’étonnant un lendemain de fête. Ils regagnèrent, sans croiser âme qui vive, l’appartement d’Utigern de Krakal.
Après s’être barricadés à l’intérieur, ils s’affalèrent sur le parquet du salon.
– Ouf ! Je n’en peux plus ! dit Gontrand en s’allongeant sur le dos.
– Moi non plus, avoua Coralie. Je crois que je pourrais dormir des heures !
– Ambre, comment te sens-tu ? demanda Guillemot en lui prenant la main.
La jeune fille s’efforça de sourire.
– Je me sens mieux maintenant.
– Tu nous as fait une de ces peurs ! dit Romaric. Tout de même… Qu’est-ce qui t’a pris d’assommer les Korrigans et de vouloir absolument rejoindre Guillemot ?
– Je… Je ne sais pas, avoua Ambre en baissant les yeux. Je ne me rappelle rien.
– C’est typique d’un enchantement, répéta Bertram. Mais vous ne voulez pas me croire !
– Un enchantement ? s’étonna Guillemot.
– Bertram pense qu’Ambre a été conditionnée par un sortilège. Ce qui expliquerait qu’elle est devenue complètement folle lorsqu’elle t’a vu partir avec les deux Korrigans, résuma Gontrand.
– Elle présente tous les symptômes de l’enchantement, reprit Bertram : yeux révulsés, gestes automatiques, absence de souvenirs et maux de tête…
– Un enchantement, dit Guillemot, songeur. Pourquoi pas, après tout… Mais non, ça ne colle pas ! Qui l’aurait fait, d’abord ? Et quand ? Et pourquoi ?
– Bon, grommela Bertram, je n’oblige personne à me croire ! Libre à vous de mettre au crédit de l’amour ou de la folie le comportement étrange de votre amie…
– Comment se fait-il que tu connaisses si bien les enchantements ? questionna Coralie d’un ton soupçonneux.