– Disons la pire brute que Bromotul ait jamais abritée !
Ils pénétrèrent dans la salle qui servait de gymnase et de salle d’armes aux élèves de Bromotul. Un garçon assez grand, aussi blond que Romaric mais plus âgé que lui, se tenait au centre. Son visage était dur et parcouru de tics. Sa chemise, largement ouverte, laissait deviner des muscles impressionnants. Il tenait dans ses mains deux grands bâtons.
– Tu vas nous prouver que tu es ici parce que tu le mérites, ricana-t-il quand il vit Romaric.
Et il lui lança un des bâtons.
Romaric attrapa au vol l’arme et adopta, comme son adversaire, une posture de combat.
– Tu n’aurais pas dû me déranger, Geoffroy ! gronda Romaric en guise de réponse.
Guillemot et les quatre Écuyers s’écartèrent prudemment. Les duellistes commencèrent par s’observer en se tournant autour, puis Geoffroy attaqua le premier. Romaric para le coup et riposta. Son adversaire fit de même. Romaric recula. De la sueur se mit à perler sur son front.
Guillemot, qui s’en rendit compte, comprit que son cousin n’aurait pas la partie facile. Il l’encouragea mentalement.
Soudain Geoffroy feinta et frappa Romaric au ventre. Le souffle coupé, plié en deux, celui-ci recula de quelques pas. Son adversaire, sûr de sa victoire, s’avança alors tranquillement, brandissant le bâton au-dessus de sa tête, prêt à l’achever. C’est alors que Romaric, plutôt que de se redresser, se jeta au sol, faucha Geoffroy d’un coup de pied et abattit son arme de toutes ses forces sur son agresseur. Geoffroy gémit, lâcha son bâton et roula par terre.
Romaric se releva et constata avec satisfaction que son adversaire était hors de combat. Mais au même moment, il vit les autres Écuyers, qui s’étaient munis chacun d’un bâton, s’avancer vers lui, l’air menaçant. La situation devenait délicate…
Guillemot décida alors d’intervenir. Cette histoire risquait de très mal se terminer pour son cousin… De plus, les Écuyers venaient de prouver leur profonde lâcheté : Guillemot ne voyait pas pourquoi il aurait des scrupules à s’immiscer dans une partie qui s’annonçait aussi ouvertement déloyale ! Seulement, il devait agir discrètement. Car il était rigoureusement interdit d’user de magie au sein de la Confrérie ! Qadehar, son Maître, le lui répétait souvent : Sorciers et Chevaliers œuvrent ensemble, mais de façon bien distincte. Chacun garde sa spécificité pour soi.
Il réfléchit rapidement. Que pouvait-il faire ? Déjà, Romaric parait une attaque et reculait sous de nouveaux assauts.
Un sourire vint illuminer le visage de l’Apprenti : il avait la solution ! Il ferma les yeux, chercha Ingwaz parmi tous les Graphèmes qui s’étaient mis en rang dans son esprit. Il l’appela, rouvrit les yeux, puis murmura à l’intention de chacun des Écuyers qui encerclaient Romaric :
– Ingwaz... Ingwaz... Ingwaz… Ingwaz
Le Graphème de la Fixation devait être appelé autant de fois qu’il y avait de personnes à immobiliser. L’été dernier, lors de l’attaque des Orks, près de Troïl, il avait omis cette caractéristique, ce qui avait failli lui coûter cher. Mais, aujourd’hui, Guillemot maîtrisait parfaitement ses Graphèmes.
Ingwaz n’ayant pas été crié brutalement mais murmuré avec douceur, les jambes des Écuyers s’alourdirent imperceptiblement. Ils se mirent à se déplacer maladroitement, sans vraiment se rendre compte de ce qui leur arrivait. Romaric, lui, s’aperçut rapidement que ses adversaires étaient moins vifs et que quelque chose entravait leurs mouvements. Il bondit sur l’un d’eux, écarta son bâton et le frappa sur le côté ; l’Écuyer cria et s’effondra sur le sol. Romaric para facilement l’attaque trop lente d’un deuxième et l’envoya valser par-dessus son épaule. Il se débarrassa du troisième d’un coup de poing dans l’estomac, puis régla le sort du dernier avec un coup de pied retourné qui l’atteignit dans la poitrine. Il rejoignit ensuite son cousin, les yeux rieurs.
– Dis-moi, que leur as-tu fait pour qu’ils soient si lents tout à coup ?
– Ce que je leur ai fait ? répéta Guillemot, amusé. Mais rien du tout, voyons ! On dira que tu leur as fichu une sacrée raclée !
– Ce qui n’est pas faux. Même si tu m’as bien aidé !
– Oh, si peu… Mais dis-moi, cousin : cette passe d’armes glorieuse va contribuer à ta réputation ! Franchement, je serais étonné qu’on vienne encore te provoquer !
– A moins que cette passe d’armes fasse de moi l’homme à abattre, soupira Romaric tout en entraînant Guillemot hors du gymnase. Ne restons pas là : non pas que je craigne ces idiots, mais si un Chevalier se pointe et découvre l’utilisation de la magie dans l’enceinte de Bromotul, ce sera ma fête...
– On ne découvrira rien, le rassura l’Apprenti. L’effet de mon Graphème va se dissiper dans quelques minutes. De toute façon, il est temps que je retrouve Ambor et Bertolen…
Ils descendirent quatre à quatre le large escalier de pierre qui menait à la porte d’entrée.
– Au fait, Guillemot, dit soudain Romaric alors qu’ils arrivaient dans la cour, c’est quoi cette nouvelle incroyable dont tu parlais tout à l’heure ?
– La nouvelle ? Quelle nouvelle ? demanda Guillemot. Ah oui, reprit-il d’un ton faussement indifférent, je voulais simplement te prévenir que les Sorciers de la Guilde ont épluché tous les renseignements que nous avons rapportés du Monde Incertain, et ils préparent maintenant une attaque contre l’Ombre… Mais garde-le pour toi ! lança-t-il en courant rejoindre Ambor et Bertolen qui l’attendaient devant la porte : je ne suis pas censé le dire à tout le monde !
Guillemot se hissa derrière Bertolen. Il fit un dernier geste d’adieu à Romaric, planté au milieu de la cour, sidéré par cette nouvelle extraordinaire, puis il disparut dans un nuage de poussière.
IV Chants d’oiseaux
Depuis deux bonnes heures, Gontrand attendait dans les couloirs de l’Académie de Musique qu’on vienne le chercher. Il avait posé sa cithare sur un banc et patientait en faisant les cent pas sur le sol dallé de la grande entrée, les mains derrière le dos. Cette absence de ponctualité de la part de professeurs censés lui enseigner – s’il réussissait le dernier entretien – le respect des mesures et des temps le choquait quelque peu !
A son arrivée, cependant, il avait été immédiatement séduit par les longs bâtiments de l’Académie qui s’étendaient à l’orée de la forêt de Tantreval. Les chants des oiseaux semblaient rivaliser avec les gammes des élèves. Ces derniers, pensionnaires ou demi-pensionnaires, suivaient trois jours par semaine la meilleure formation qu’Ys pouvait offrir aux jeunes gens prometteurs.
La musique était en effet une institution dans le pays entier. Chaque village avait son propre orchestre, et tous les jours un bal avait lieu quelque part. Les habitants d’Ys adoraient danser et voir concourir les grands flûtistes et joueurs de cithare lors des joutes musicales. Les parents de Gontrand avaient ainsi acquis une notoriété qui les plaçait aujourd’hui parmi les plus prestigieux musiciens du pays.
Gontrand était le grand ami de Romaric, et l’un des membres de la bande. Un peu trop grand, un peu trop maigre, avec des cheveux noirs soigneusement coiffés et des yeux marron pétillants, il était d’une nature flegmatique qui en faisait un compagnon précieux dans les moments difficiles. Il avait réussi l’exploit de s’enfuir d’une tour maléfique, dans le Monde Incertain, et de gagner l’amitié d’un guerrier barbare, grâce à sa musique. Mais c’était sa performance à la cithare dans le château de Troïl, lors de l’anniversaire d’Urien, qui lui avait valu d’être repéré par l’Académie et admis à passer les examens d’entrée…