Il secoua la tête : aucune réponse ne lui venait à l’esprit. Il quitta la salle de bains et décida de se libérer la tête avec un bon livre… Il en était au dernier chapitre de Capitaine Fracasse, l’un de ses livres préférés qu’il lisait pour la troisième fois, quand il entendit quelque chose d’étrange dans sa tête. Il crut d’abord à un étourdissement, sans doute dû aux dernières nuits trop courtes. Mais l’impression de flottement se fit plus précise. Guillemot identifia alors les mêmes signes que lorsque son Maître s’était adressé à lui directement dans sa tête !
Il soupira d’aise. Depuis leur retour de la lande, il n’avait eu aucune nouvelle de Qadehar, et cela le troublait. Il s’efforça de respirer calmement et se mit à penser très fort :
« Maître ? Maître, c’est vous ? »
Il entendit un souffle lointain. Un grognement rauque.
« Maître ? »
Guillemot commençait à s’inquiéter et se demandait ce qu’il devait faire, quand une voix qu’il aurait reconnue entre mille résonna dans son crâne.
« Guillemot… Écoute-moi. Je n’ai pas beaucoup de temps. »
« Le… Le Seigneur Sha ! »
« C’est bien moi. Je ne pourrai pas te parler longtemps. Il faut absolument que je te voie… »
Guillemot paniqua. Le Seigneur Sha reprit :
« Il faut que tu me fasses confiance. Suis mes indications à la lettre et tout se passera bien. Écoute-moi : emprunte la Porte du Monde Certain et retrouve-moi cet après-midi dans une boutique appelée L’Or des Mondes. Surtout, n’en parle à personne. A personne… »
La voix s’éteignit avant que Guillemot ait pu poser des questions. Le cœur du garçon battait à tout rompre. Voilà que le Seigneur Sha, après l’avoir poursuivi dans les souterrains de Gifdu, lui donnait rendez-vous dans le Monde Certain… C’était complètement insensé ! Il secoua la tête plusieurs fois pour être sûr de n’avoir pas rêvé.
La plus élémentaire prudence lui aurait commandé d’avertir immédiatement la Guilde et de se placer sous sa protection. Mais, aux yeux de Guillemot, la toute-puissance des Sorciers avait été singulièrement écornée depuis quelque temps, comme leur façon d’envisager la justice… Dans le monastère de Gifdu, le Seigneur Sha n’avait pas essayé de lui faire de mal. Il n’hésita pas : il prendrait le risque d’y aller seul.
En lui-même, il souhaitait ardemment que l’homme en rouge, qu’il ne parvenait pas à haïr bien qu’il ait dérobé à la Guilde Le Livre des Étoiles, lui apporte certaines réponses dont il avait absolument besoin…
Dans le cas où le Seigneur Sha lui tendrait un piège, il rédigea un mot rapide à l’attention de son Maître, qu’il glissa sous son oreiller.
Il annonça à sa mère qu’il allait se promener, puis fila en direction de Dashtikazar et, au-delà, vers la colline où avaient été construites les Portes des Deux Mondes.
Les Portes des Deux Mondes, qui ressemblaient à des portes, mais en beaucoup plus grand, permettaient de rejoindre, pour l’une le Monde Incertain, pour l’autre le Monde Certain.
Ces deux portes, sur le bois en chêne desquelles étaient fixés de nombreux Graphèmes, fonctionnaient uniquement dans un sens, pour protéger Ys des autres Mondes. Mais en cas d’urgence, il était possible de les utiliser dans les deux sens.
Les criminels d’Ys étaient envoyés en exil définitif dans le Monde Incertain pour devenir des Errants, mais les Sorciers et Chevaliers Poursuivants qui y effectuaient des missions pouvaient, eux, rentrer au Pays d’Ys. De même, les gens d’Ys qui souhaitaient vivre dans le monde réel, comme l’avait fait le père de Bertram, et peut-être celui de Guillemot, devenaient pour toujours des Renonçants ; ce qui n’empêchait pas les livres de classe d’arriver jusqu’à Ys ! Ni même un Maître Sorcier de rapatrier son filleul devenu orphelin…
Bien entendu, pour passer d’un Monde à l’autre, il fallait connaître les sortilèges d’ouverture, et surtout, être capable de les employer ! Seuls les Sorciers le pouvaient, et encore, pas tous ; car le mécanisme mettant en contact les Mondes réclamait une énergie intérieure énorme. Guillemot y était parvenu sans difficulté déjà une fois, lorsqu’il avait entraîné ses amis vers le Monde Incertain. Il espérait aujourd’hui entrer dans le Monde Certain avec la même facilité…
Seuls deux Chevaliers du Vent gardaient les Portes. Depuis que l’on savait que l’Ombre disposait du Galdr du Désert pour passer à sa guise du Monde Incertain au Pays d’Ys, sans l’aide des Portes, la surveillance avait été relâchée sur la colline.
L’Apprenti Sorcier savait comment tromper la vigilance des gardes. Il trouva même que l’aventure avait un petit air de déjà vu ! Il appela Dagaz, le Sablier, qui modelait le temps, et le murmura dans la brise qui soufflait. Les Chevaliers subirent sans s’en rendre compte l’effet du Graphème : leurs gestes se ralentirent progressivement, et bientôt ils se pétrifièrent. Le temps passait désormais beaucoup plus lentement pour les deux hommes que pour Guillemot, qui se faufila devant eux comme s’il avait été invisible. Et il se dirigea vers la Porte conduisant au Monde Certain sans aucune difficulté.
Il repéra les signes gravés qui localisaient avec précision sa destination dans l’espace et les toucha de la main droite. Puis il se concentra pour fabriquer le Galdr qui ouvrirait la Porte et le conduirait ailleurs, très loin : Perthro, le Guide, pour ne pas manquer la Porte principale du monde réel ; Raidhu, le Chariot ; Eihwaz, l’Axe des Mondes. Il ne tremblait pas, contrairement aux fois précédentes… Le métier rentrait ! se dit-il. Lorsqu’il fut prêt, il chuchota son sortilège :
– Par le pouvoir du Cornet et de la Matrice, de la Voie, de Nerthus, d’Ullr et de la Double Branche, Per-thro dessus, Raidhu dessous et Eihwaz devant, emmenez-moi ! PRE !…
La Porte du Monde Certain s’illumina brièvement et Guillemot disparut, avalé par le néant.
XXXVII L’Or des Mondes
Quelques secondes après la fin de son incantation, Guillemot réapparut dans un endroit inconnu et totalement différent de la colline qu’il venait de quitter : il se trouvait au rez-de-chaussée d’une vieille tour aux pierres usées par le temps et dont les ouvertures étaient obstruées par des échafaudages. Dehors, il distinguait de la verdure. Était-ce une forêt ? Il tenta de se glisser à l’extérieur.
– Eh toi ! gronda un homme vêtu d’un uniforme bleu et coiffé d’une casquette. Il est interdit de jouer dans les échafaudages ! Tu ne sais pas lire ?
L’homme vint aider Guillemot à se sortir de l’assemblage de passerelles et de tubes métalliques
– Je suis désolé, monsieur, s’excusa Guillemot en jetant un regard curieux autour de lui.
La tour se trouvait dans un parc, au centre d’une place. Elle datait, de toute évidence, du Moyen Age, ce qui expliquait la présence des échafaudages pour la restaurer.
– Ne traîne pas par ici ! Et fais attention, s’adoucit l’homme, vaincu par le sourire désarmant du jeune garçon, c’est dangereux.
– Oui, monsieur, acquiesça Guillemot.
Il le regarda encore une fois et reconnut, pour en avoir vu à la télévision, un policier, l’équivalent approximatif des Chevaliers d’Ys dans le monde réel, chargés de veiller sur la sécurité des habitants.
– Tu as un drôle d’accent, toi ! Tu n’es pas Français ?