– Pourtant, objecta Guillemot, dubitatif, le Commandant Thunku est votre ami, non ? Et il a bien envoyé des Gommons et des Orks sur votre ordre, au Pays d’Ys, pour m’enlever ?
Le Seigneur Sha eut l’air stupéfait.
– Thunku est mon ami, c’est vrai. Mais il est aussi l’ami de nombreuses crapules ! Plus exactement, Thunku est l’ami de ceux qui le paient ou qui lui font peur. Quant à ce dont tu m’accuses… Par les dieux, non ! Je n’ai jamais cherché à te faire enlever !
Guillemot vit que le Seigneur Sha ne mentait pas.
– Qui d’autre que vous, alors, dans le Monde Incertain, aurait été capable d’envoyer des Orks au Pays d’Ys ?
Sha réfléchit un instant.
– Plusieurs noms me viennent en tête, mais un seul devrait suffire : l’Ombre.
– Vous savez qui est l’Ombre ?
– Personne ne le sait.
– Au moins, reconnut Guillemot avec soulagement, ce n’est pas vous !
L’homme rit.
– Moi, l’Ombre ? Allons donc ! Qui pourrait penser une chose pareille ?
– Les Sorciers qui ont attaqué votre tour, répondit tranquillement Guillemot.
Sha perdit son sourire.
– Mais enfin, c’est ridicule.
Guillemot prit le temps de lui raconter l’aventure de Gontrand à Djaghataël.
–… Et la Guilde en a conclu que vous pourriez être l’Ombre, termina Guillemot.
– Je comprends mieux, soupira Sha. Alors, écoute-moi attentivement : mon vrai nom est Yorwan. Je suis originaire du Pays d’Ys. J’ai été, tout comme toi, Apprenti à la Guilde, et j’ai même reçu l’investiture de Sorcier ! Un jour, et bien malgré moi tu peux me croire, j’ai dû quitter précipitamment Ys pour mettre à l’abri un grimoire précieux, Le Livre des Étoiles, dont tu as certainement entendu parler…
– Oui. Maître Qadehar m’a raconté votre histoire. Mais il m’a dit que vous aviez volé ce livre. C’est d’ailleurs ce que tout le monde croit, à Ys.
Sha émit un soupir.
– Je sais qu’on croit cela… et peu importe ! L’essentiel, c’est que Le Livre des Étoiles soit resté caché tout ce temps… Mais il est arrivé quelque chose de très grave, et c’est pour cette raison que je t’ai donné rendez-vous ici… Quand j’ai regardé dans ton esprit, à Gifdu, j’ai immédiatement vu que tu étais quelqu’un sur qui l’on pouvait compter en cas de difficultés. Et j’ai besoin de toi. J’ai besoin de toi pour convaincre ton maître de m’aider. Autrefois, Maître Qadehar était mon meilleur ami… Alors, écoute-moi bien : tu vas lui dire ceci, tu vas lui dire que Le Livre des Étoiles, qui était jusque-là en ma possession, a disparu, et cette fois pour de bon. Quelqu’un l’a volé, dans ma tour, pendant que je te cherchais à Gifdu…
– Mais Maître Qadehar pense que vous êtes un voleur ! Jamais il ne vous croira… l’interrompit Guillemot en secouant la tête.
Le visage de Sha s’assombrit.
– C’est pour cette raison que j’ai besoin de ton aide, Guillemot. L’autre jour, j’ai commis une erreur, la première depuis bien des années : dans la joie de te retrouver, j’ai laissé derrière moi ce livre dont j’avais la responsabilité et qui jusqu’alors ne m’avait jamais quitté.
Guillemot tremblait.
– Vous avez dit, à Gifdu, que vous pensiez que j’étais quelqu’un d’autre…
Sha observa un long moment le garçon qui était devenu tout pâle.
– Tu veux vraiment savoir ?
– Oui, je veux savoir !
– Il y a quatorze ans environ, j’étais jeune Sorcier. Je suis tombé amoureux fou d’une jeune fille extraordinaire que j’avais rencontrée pendant les fêtes de Samain. Elle partageait mes sentiments, et nous nous sommes fiancés. Nous étions sur le point de nous marier, quand brusquement j’ai dû partir avec Le Livre des Étoiles. Ne me demande pas pourquoi, je ne te répondrai pas… Sache seulement que c’était vital pour le Pays d’Ys… Je suis donc parti sans avoir eu le temps d’expliquer mon geste à la femme que j’aimais. J’étais fou de chagrin. Longtemps après, j’ai reçu une lettre mystérieuse, écrite de la même main que celle qui m’a appris récemment ta présence à Gifdu. Cette lettre m’annonçait que ma fiancée, que j’avais laissée au Pays d’Ys, avait eu un enfant de moi… Un enfant que Le Livre des Étoiles m’avait volé, puisque j’avais préféré le devoir à l’amour !
L’homme était ému, et sa voix trembla légèrement quand il termina :
– Cette femme s’appelait Alicia. Alicia de Troïl.
Le cœur de Guillemot s’arrêta dans sa poitrine II balbutia :
– Mais alors… Alors vous… Vous êtes…
– Je devrais être ton père, Guillemot. Mais j’ai lu la vérité en toi… Je suis désolé mon garçon : tu n’es pas mon fils. Mon correspondant mystérieux avait menti.
La gorge de Guillemot était serrée par l’émotion. Il ne comprenait plus rien…
Il demanda encore :
– Pourquoi… Pourquoi avez-vous attendu tout ce temps avant d’essayer de me retrouver ?
– Je n’ai appris ton existence que tardivement, je te le rappelle. Et puis, lorsque j’ai dû quitter ta mère Urien, son frère, est entré dans une rage folle. Il ne pouvait pas savoir que j’avais été obligé de m’éloigner d’Ys pour une raison importante. Et, s’il n’avait tenu qu’à moi, je serais resté auprès d’Alicia pour toujours. La haine de ton oncle, qui pouvait compter sur l’aide de la Confrérie, et peut-être aussi la crainte de revoir ta mère après toutes ces années et d’affronter son regard m’ont ensuite empêché d’aller à ta rencontre sur Ys. Ta présence à Gifdu, loin des Chevaliers et en l’absence de Sorciers puissants qui auraient pu te protéger, était la première vraie occasion qui m’était offerte d’entrer en contact avec toi…
Mais déjà Guillemot n’écoutait plus. Un doute terrible l’avait saisi.
XXXIX Une femme aux yeux verts
Guillemot prit congé du Seigneur Sha en contenant ses larmes à grand-peine. L’homme au manteau rouge était sincèrement désolé, et il essaya de le consoler en lui assurant que la vérité finirait un jour par éclater.
Il ne sut pas répondre à l’Apprenti quand ce dernier lui demanda s’il connaissait un Renonçant qui pourrait être son père. Le Seigneur Sha n’était pas en contact avec les Renonçants… Pour lui faire oublier son chagrin, il lui proposa de prendre tout ce qu’il voulait dans la boutique, mais Guillemot n’avait envie de rien, pas même de la fleur des sables qui lui rappelait Kyle, son ami lointain.
Guillemot laissa derrière lui la boutique d’antiquités, et ne s’attarda pas dans le Monde Réel. Tout allait trop vite, et trop bruyamment… Les véhicules, les gens qui se hâtaient sur les trottoirs, sans lui accorder un regard, tout le mettait mal à l’aise. Mais surtout, surtout, il avait quelque chose d’important à faire, à Ys
Le Seigneur Sha lui avait expliqué que la Porte qui se trouvait dans son magasin était uniquement configurée pour se rendre dans le Monde Incertain. Il lui fallait donc, pour retourner à Ys, emprunter le même itinéraire qu’à l’aller. Il attendit d’être seul dans le square et il se glissa tant bien que mal dans la tour en rénovation.
Sur l’un des murs, dissimulés parmi les signes des tailleurs de pierres, Guillemot distingua les Graphèmes qui allaient le ramener chez lui. Comme s’il avait fait cela toute sa vie, il bâtit machinalement son Galdr et, le temps d’un bref passage dans ce néant qui commençait à lui être familier, il se retrouva à Ys, devant la Porte du Monde Certain.
Les deux Chevaliers qu’il avait ensorcelés à son départ étaient encore sous l’effet du sort. Guillemot en profita pour quitter rapidement la colline.