Elle se sentit soudain mélancolique. Il lui fallait un remontant. Elle ouvrit le tiroir de sa table de nuit et en sortit trois feuillets, froissés à force d’avoir été manipulés. Elle lut le début du premier :
Chère Ambre,
J’ai vu Guillemot hier. Il est venu me rendre visite à Bromotul. Il m’a appris que tu étais malade. Ça m’a fait bizarre, parce qu’on a du mal à t’imaginer malade ! Enfin, j’espère que tu guériras vite, et que tu ne nous feras pas faux bond pour les fêtes de Samain ! J’attends ce moment, où l’on se retrouvera tous, avec impatience ! Dis donc, est-ce que je t’ai raconté mon entraînement d’Écuyer ?…
La jeune fille sourit. Elle se serait assez bien vu Écuyère, si la Confrérie était moins conservatrice et plus ouverte sur son époque !
Elle songea au journal de sa sœur, et regretta de ne pas avoir pu en apprendre davantage sur ses roucoulades avec Romaric… Elle rangea la lettre de ce dernier, attrapa le deuxième feuillet et parcourut l’écriture de Gontrand :
… un véritable triomphe ! Bref, me voilà reçu à l’Académie de Musique de Tantreval ! Ne sois pas jalouse, ma vieille. Un jour, tu trouveras aussi ta voie (à défaut de voix !). Sinon, Guillemot m’a appris que tu étais au lit avec une fièvre de cheval. Pas de blague, hein ? On vit tous dans l’attente des fêtes de Samain ! Alors, remets-toi vite !…
Qu’est-ce qu’ils croyaient tous ? Qu’elle n’était pas aussi impatiente qu’eux de les retrouver aux fêtes de Samain, à Dashtikazar, le mois prochain ? En tout cas, recevoir leurs lettres l’avait bien réconfortée tandis qu’elle se morfondait dans sa chambre. Elle prit le dernier feuillet, la lettre de Guillemot, qui était aussi la plus froissée…
… à Dashtikazar, pour la Samain.
Je t’embrasse.
Guillemot
Je t’embrasse ! Elle avait lu et relu cette phrase cent fois. Elle savait bien que ça ne voulait pas dire grand-chose : on embrasse bien sa sœur, sa mère, son grand-père ! Mais bon, c’était toujours ça.
Elle entendit des pas dans le couloir. Elle posa un baiser furtif sur la lettre de Guillemot, puis elle rangea les trois lettres dans le tiroir, sauta sur ses pieds et se dépêcha d’aller occuper la salle de bains avant que quelqu’un d’autre ne s’y enferme.
VI Un cours de géographie peu ordinaire
– Guillemot !
Guillemot leva les yeux de son cahier et observa l’homme au crâne dégarni et aux grosses lunettes, et dont la chemisette s’ouvrait sur un torse maigre. C’était leur professeur d’histoire et de géographie, depuis maintenant deux ans. Deux ans et un mois et demi.
– Oui monsieur ?
– Et si tu décrivais à tes camarades le Monde Incertain tel que tu l’as vu ?
Guillemot soupira.
Depuis les événements extraordinaires de l’été, sa vie avait beaucoup changé. D’abord, il était entré en quatrième et avait dû se familiariser avec un tas de matières nouvelles, comme les institutions d’Ys, la géométrie et l’athlétisme. Ensuite, sa célébrité toute récente lui attirait de nombreuses marques d’amitié de la part des autres garçons et filles du collège. Enfin, cette même célébrité lui valait toutes les attentions de ses professeurs… Surtout celle de son professeur de géographie. Sans ces attentions, il aurait presque trouvé du plaisir à venir à l’école !
Guillemot sentit, posés sur lui, le regard insistant du professeur et celui plein d’espoir de toute la classe, trop heureuse d’échapper au cours et de passer la fin de l’heure à l’écouter. Finalement, il se décida :
– Le Monde Incertain, commença-t-il au milieu de murmures de soulagement, est l’un des Trois Mondes.
– Quels sont les deux autres Mondes, Camille ? demanda abruptement le professeur à une élève qui s’était mise à bavarder au fond de la salle.
– Heu… Le Monde Certain et le Pays d’Ys ? répondit-elle.
– Exact. Et cesse de papoter, s’il te plaît ! Continue, Guillemot.
– On y accède grâce à l’une des deux Portes situées sur une colline, à côté de Dashtikazar…
– Cédric, tout le monde peut-il emprunter ces Portes ? demanda encore le professeur à un élève qui rêvassait en regardant par la fenêtre.
– Pardon ? Je n’ai pas entendu la question, monsieur...
– Bon sang ! s’énerva le professeur. Pourquoi n’écoutez-vous pas ? Guillemot a vécu une aventure unique ! Vous devriez en prendre conscience et en profiter !
– Donc, reprit patiemment Guillemot, seuls les Sorciers peuvent utiliser ces Portes. Celle du Monde Incertain conduit à des territoires immenses et sauvages. Les gens qui y vivent sont assez rudes. Il faut dire qu’ils n’ont pas le choix : ils doivent cohabiter avec des monstres comme les Orks ou les Gommons, mais aussi avec des hommes cruels, comme le Commandant Thunku qui dirige la ville de Yâdigâr. Cette brute possède une armée de vraies crapules, qui ne pensent qu’au pillage et à la guerre. A côté des gens à peu près normaux, on trouve des tribus étranges : les Hommes des Sables, par exemple, qui demeurent au milieu d’un désert vivant, le Désert Vorace, qui mange tout ce qui n’est pas en pierre ! Le Peuple de la Mer habite des radeaux sur la Mer des Brûlures infestée de méduses…
Au fur et à mesure qu’il racontait ses souvenirs du Monde Incertain, Guillemot sentait l’excitation monter en lui. Toute la classe était maintenant captivée, et le professeur arborait un sourire de triomphe.
–… Les Petits Hommes de Virdu sont grands comme des enfants et exploitent des mines de pierres précieuses ; ce sont les banquiers du Monde Incertain. Ils s’habillent avec des manteaux très confortables ! Il y a aussi des marchands, comme ici. Mais ils sont obligés de louer les services de mercenaires pour protéger leurs convois des voleurs. La plus grosse ville s’appelle Ferghânâ. C’est la ville jumelle de Yâdigâr. Une route de pierres les relie toutes les deux. Au milieu des territoires, il y a une ville qui s’appelle Yénibohor. Elle est occupée par des prêtres qui n’ont pas l’air commode ! Tout le monde en a peur.
Le professeur, debout au tableau, dessinait à la craie la carte du Monde Incertain, d’après les indications de Guillemot.
– La mer qui entoure Ferghânâ s’appelle la mer des Grands Vents, et tout en haut, au-dessus de l’île du Milieu, précisa le garçon en faisant un geste à l’intention du professeur, ce sont les steppes du Nord Incertain. Elles sont habitées par des guerriers nomades. A l’est, il y a une forêt aussi grande qu’une mer, du nom d’Irtych Violet. Je crois que personne ne sait ce qu’il y a derrière.
– Et au sud ? s’enquit le professeur.
– Ce n’est que du désert à perte de vue, hésita Guillemot. Là non plus, on ne sait pas ce qu’il y a… A l’ouest, c’est l’Océan Immense. Il paraît qu’il est gardé par des monstres marins.
Un silence accueillit cette dernière précision. Chacun s’imaginait à sa façon l’univers que venait de décrire Guillemot, et trouvait que le Pays d’Ys, malgré ses landes mystérieuses et ses forêts profondes, ses Sorciers et ses Korrigans, était finalement plutôt banal !
– Quelqu’un veut poser une question à Guillemot ? demanda le professeur.
Au même instant, la sonnerie indiquant la fin des cours retentit. Le professeur arrêta net l’agitation qui s’empara de la classe en annonçant :
– Vous ne partirez qu’après avoir recopié le croquis du Monde Incertain dans votre cahier. Il y aura une interrogation dessus demain !
Des protestations s’élevèrent, mais chacun se rassit et s’empressa de dessiner la carte.
– Évidemment, tu seras dispensé de cet exercice, précisa-t-il à Guillemot. Merci de ta contribution à ce cours de géographie un peu… spécial ! Tu peux partir.