Guillemot s’était assis par terre et avait sorti de sa sacoche le gros carnet à couverture de cuir noir dans lequel il notait tout ce qui lui semblait important.
– Tu m’as dit tout à l’heure, continua Qadehar, que tu savais utiliser les Graphèmes, en les criant ou en les murmurant, en adoptant des Stadha, et en les liant entre eux dans des Galdr, des incantations. Je vais t’apprendre aujourd’hui à t’en servir d’une autre façon, plus délicate, moins puissante peut-être mais plus rapide et plus discrète.
– Je vous écoute, Maître ! l’encouragea Guillemot qui adorait ces moments où son Maître, laissant de côté les noms de plantes barbants ou la dynamique compliquée des vents, lui enseignait les techniques de la vraie magie.
A l’aide de ses mains, Qadehar dessina la forme de chacun des vingt-quatre Graphèmes. Ses gestes étaient rapides et vifs. En même temps, il expliqua à son élève ébahi :
– Ce sont des Mudra, des gestes de la main dans les airs qui reproduisent la forme des Graphèmes… Comme les Stadha, les Mudra te permettent d’invoquer leur puissance en silence, ou bien de les renforcer. Dans ce dernier cas, il suffit de murmurer le nom des Graphèmes en même temps que tu en dessines la forme.
– Et quels sont les avantages et les inconvénients du Mudra, par rapport à la Stadha ? interrogea Guillemot en fronçant les sourcils.
– Je te l’ai dit : les Stadha renforcent la puissance de la magie. Mais elles sont plus lentes à utiliser, et moins discrètes que les Mudra. Stadha et Mudra te permettent également de renforcer tes Galdr. Par exemple, le Galdr du Désert, qui réclame une grande énergie, ne pourrait pas fonctionner avec des Mudra.
– J’ai compris, Maître. Si je suis pressé, ou si je ne veux pas être repéré, j’utilise les Mudra. Si j’ai besoin de puissance, j’utilise les Stadha !
– Tu as compris l’essentiel, acquiesça Qadehar. Le reste viendra avec de la pratique ! Est-ce que tu maîtrises suffisamment les Stadha ?
– Oui, Maître, je crois.
– Parfait. Occupons-nous alors des Mudra. Donne-moi tes mains…
Le Sorcier passa le reste de l’après-midi, assis sur le sol de la lande, à enseigner à son élève les gestes magiques. Lorsqu’il fut sûr que Guillemot les possédait bien tous, il se redressa.
– Bien. Reprenons notre promenade, mon garçon. Nous avons encore du temps devant nous. Et puis j’ai à te parler.
Le Sorcier marchait sans rien dire. A ses côtés, Guillemot attendait patiemment qu’il rompe le silence. Ce qui ne tarda pas.
– Bientôt, Guillemot, commença Qadehar, tu auras en main tout ce qui est nécessaire pour commencer véritablement à apprendre la Sorcellerie.
– Quand ça, Maître ? s’enthousiasma l’Apprenti.
– Je te l’ai dit, bientôt, répondit Qadehar qui semblait tout à coup préoccupé par une autre pensée.
La réponse de son Maître le déçut. Mais Guillemot n’insista pas et se tut à son tour. Ils marchèrent de nouveau en silence sur le sentier qui courait dans la Lande des Korrigans. Puis Qadehar reprit, d’un ton las :
– J’ai bien conscience, mon garçon, d’aller un peu vite avec toi. Je te révèle des secrets et je t’enseigne des pratiques qu’un Apprenti ne découvre d’ordinaire qu’au bout de deux ou trois ans. Mais si j’agis ainsi, Guillemot, c’est parce que j’estime que c’est possible ! Et surtout, que c’est nécessaire…
– Que voulez-vous dire, Maître ? s’inquiéta Guillemot qui avait rarement entendu Qadehar se confier ainsi.
– Tu es un garçon intelligent, Guillemot. La magie est puissante en toi, et tu le sais : n’as-tu pas assommé un Gommon et immobilisé un Ork ? N’as-tu pas ouvert la Porte du Monde Incertain et détruit le palais du Commandant Thunku, alors que tu étais en apprentissage depuis trois mois seulement ?
– Si, mais… quel rapport avec mon apprentissage ?
– Tu te souviens de tes déboires avec les Graphèmes dans le Monde Incertain, parce que tu ne les avais pas modifiés en fonction des étoiles du ciel de ce monde-là ?
– Bien sûr, Maître, je m’en souviens. Plutôt que de m’aider à me concentrer, Isaz a congelé deux voleurs ! Quant à Thursaz, qui devait venir à mon secours contre les gardes de Thunku, il a provoqué un tremblement de terre.
– C’est tout le problème, Guillemot, soupira Maître
Qadehar. Tu possèdes un Ônd, une force intérieure, énorme. Mais il te manque encore les moyens de la contrôler. En t’initiant à la magie, j’ai réveillé cette force en toi ; mais pour qu’elle ne provoque pas d’autres catastrophes, il faut que tu apprennes à la maîtriser.
– Et il me faudra beaucoup travailler, Maître, n’est-ce pas ?
Guillemot avait dit cela avec un tel sérieux que le Sorcier ne put s’empêcher de sourire.
– Oui, mon garçon. Je sais que ce n’est pas facile pour toi, que tu préférerais passer du temps avec tes amis et t’amuser. Mais nous avons tous les deux une responsabilité vis-à-vis des forces magiques. Et toi et moi sommes tenus par un engagement prononcé sous le sceau du serment : à moi de t’enseigner la magie, à toi de l’apprendre…
Guillemot se revit comme si c’était hier en train de serrer la main du Sorcier, mélangeant le signe de la patience et celui de l’obéissance tracés sur la paume de chacun au charbon d’if. Jamais il n’avait remis cet engagement en question ! En devenant Apprenti, il avait enfin trouvé sa place. Pour ses amis, pour ses camarades du collège et tous les autres qui le connaissaient et que lui ne connaissait pas, il était Guillemot l’Apprenti Sorcier, celui qui avait extrait Thomas des griffes d’un Gommon et ramené Agathe du terrible Monde Incertain. Il s’était retrouvé avec de nouvelles responsabilités, et suivre son apprentissage avec assiduité constituait la première de ses obligations. Il le savait et l’acceptait. Le fait que son Maître revienne sur leur serment le surprenait…
– Je sais tout ça, Maître. Pourquoi me le répéter ?
– Une expédition réunissant les meilleurs Sorciers de la Guilde, expliqua Qadehar après un temps d’hésitation, se rendra dans le Monde Incertain et prendra d’assaut le repaire de l’Ombre…
– Je sais aussi cela, Maître, s’étonna Guillemot. Mais ce que vous ne m’avez pas dit, continua-t-il avec espoir, c’est où l’Ombre se cache dans le Monde Incertain…
– C’est sans importance, en tout cas pour toi, répondit le Sorcier en faisant un geste évasif de la main. En revanche… ce que je ne t’ai pas dit, Guillemot, c’est que pendant l’attaque tu seras mis en sûreté dans le monastère de Gifdu. Non, ne proteste pas, c’est inutile ! Je comprends que tu gardes un mauvais souvenir de cet endroit, mais notre Grand Mage, Charfalaq, en a décidé ainsi. D’ailleurs, le Prévost et même ta mère sont d’accord pour dire que c’est une précaution raisonnable. Qui sait comment réagira l’Ombre à notre attaque ?
Guillemot ouvrit la bouche pour protester, mais le ton autoritaire de Qadehar l’en dissuada. Il serait bientôt enfermé à Gifdu, d’où il avait dû s’échapper pour retrouver ses amis ! S’il se doutait bien qu’un jour ou l’autre il y serait retourné, il ne comptait pas que ce soit si tôt, et de cette façon-là ! Il maudit intérieurement Charfalaq, ce vieillard retors qui lui donnait la chair de poule, et qui lui imposait aujourd’hui de revenir au monastère.
Il calcula le nombre de jours qui restaient avant les fêtes de Samain : ouf, il y avait de la marge… Il serait revenu à temps à Dashtikazar pour profiter des vacances avec Romaric, Gontrand, Ambre et Coralie. Et puis, si tel n’était pas le cas, il n’aurait qu’à s’évader de nouveau !