Les anecdotes, évidemment… Tous les êtres humains se ressemblent. À quoi bon égrener de nouvelles anecdotes? Caractère inutile du roman. Il n'y a plus de morts édifiantes; le soleil fait défaut. Nous avons besoin de métaphores inédites; quelque chose de religieux intégrant l'existence des parkings souterrains. Et bien sûr on s'aperçoit que c'est impossible. Beaucoup de choses, d'ailleurs, sont impossibles. L'individualité est essentiellement un échec. La sensation du moi, une machine à fabriquer le sentiment d'échec. La culpabilité semble offrir une voie intéressante, à condition qu'il fasse beau. Presque impossible à développer. Intelligent et inédit, en tout cas. Grande objectivité.
On gémit de souffrance ou de plaisir,
Le cri est également une synthèse.
L'essentiel est finalement de ne pas dormir;
Parfois on s'étripe, parfois on se baise.
En réalité, je l'ai toujours su, j'étais moins résistant que toi; les événements récents en administrent une preuve parfaite. Finalement, le plus vulgaire en toi, c'est encore ton rire. C'est le dernier trait qui manquait à l'abjection de ton personnage, pauvre conne.
Naturellement, nous ne savons pas aimer
Comme l'écrivait ta sœur à sa fille
Après son troisième avortement.
C'est quelque chose comme une espèce de secret
Perdu. Pourtant, le soleil brille
Et les évêques perdent leurs dents.
Il est depuis quelques semaines évident pour moi que les expériences n'enrichissent pas l'être humain, mais qu'elles l'amoindrissent; plus exactement, elles le détruisent. Les gens réfléchissent, ils font la moyenne; naturellement ça se rapproche de zéro, et même assez vite. Finalement, le plus grand succès de mon parcours terrestre aura été de ne rien pouvoir apprendre, en aucun cas, de la vie.
La face de l'homme se détachait avec une éprouvante netteté sur le fond de branchages (humains, nous flairons les humains; nous les délimitons au milieu d'un espace touffu).
Si nous reconnaissons la Gestalt de l'humain
Dans un environnement franchement défavorable,
Si nous délimitons ses contours de nos mains
Afin que le semblable soit connu du semblable,
Pourquoi la solitude? Pourquoi l'écrasement?
Pourquoi dans la poitrine le reptile de l'angoisse?
Au milieu de la nuit, la langue entre les dents,
Je sens dans mes organes les bactéries qui croissent.
Semblables et différents, nos corps sont envahis par des germes. Différents et semblables, ces germes contiennent le pourrissement, impliquent le désespoir. Ils constituent, cependant, l'essence de la réalité.
Je n'ai jamais pu supporter les trop longs moments
d'union avec la nature,
Il y a trop de fouillis et d'animaux qui glissent
J'aime les citadelles qu'on bâtit dans l'azur
Je veux l'éternité, ou au moins ses prémisses.
L'examen attentif du sol d'une pinède fait apparaître une profonde dysharmonie entre ses brindilles. Cette dysharmonie se révèle créatrice d'un monde, et d'un destin pour les insectes. Ils se croisent, chacun préoccupé d'une survie aléatoire. Leur vie sociale paraît limitée.
Je n'ai jamais réussi à accepter les cantates de Jean-Sébastien Bach,
La répartition y est trop parfaite entre le silence et le bruit
J'ai besoin de hurlements, d'un magma corrosif, d'une atmosphère d'attaque
Qui puisse écarteler le silence de la nuit.
Notre génération semble avoir redécouvert le secret d'une musique parfaitement rythmée, et donc parfaitement ennuyeuse. Entre la musique et la vie, il n'y a qu'un pas. Payé par personne, au service de l'humanité, je continue à frotter une par une mes allumettes lyriques. Heureusement, le SIDA veille.
Parlons de foin et de foetus:
Les vaches, parfois, sont nerveuses
Et sous les abris d'autobus
Leur regard douloureux se creuse.
J'admire énormément les vaches
Mais les pouliches, le soir, j'y pense.
J'aurais aimé être un Apache,
Mais je travaille à la Défense.
Si vous connaissez la tour GAN,
Vous connaissez mon existence;
Regardez la forme de mon crâne,
Imaginez des expériences.
J'aurais aimé une prairie
Immense et grise sous le vent
J'aurais aimé une patrie,
Quelque chose de fort et de grand.
Les pouliches avancent et reculent,
Leur comportement est prudent
Les commerciaux sont des crapules,
Mais ils sourient à pleines dents.
Quand elle m'apercevait, elle tendait son bassin
Et elle ironisait: «C'est gentil d'être venu…»
J'observais vaguement la courbe de ses seins
Et puis je m'en allais. Mon bureau était nu.
Tous les vendredis soir je jetais des dossiers
Pour retrouver lundi un bureau identique
Et je l'aimais beaucoup. Elle était pathétique,
C'était une secrétaire à la viande avariée.
Elle vivait vaguement tout près de Cheptainville
Avec un enfant roux, des cassettes vidéo
Elle ne connaissait pas les rumeurs de la ville
Et le samedi soir elle louait des films porno.
Elle tapait du courrier et j'aimais son visage,
Tant elle s'efforçait d'être une obéissante
Elle avait trente-cinq ans ou peut-être cinquante,
Elle allait vers la mort et elle n'avait plus d'âge.
La rue Surcouf s'étend, pluvieuse;
Au loin, un charcutier-traiteur.
Une Américaine amoureuse
Écrit à l'élu de son cœur.
La vie s'écoule à petits coups;
Les humains sous leur parapluie
Cherchent une porte de sortie
Entre la panique et l'ennui
(Mégots écrasés dans la boue).
Existence à basse altitude,
Mouvements lents d'un bulldozer;
J'ai vécu un bref interlude
Dans le café soudain désert.
L'INSUPPORTABLE RETOUR DES MINIJUPES
Dans le métro, les jeunes femmes
Circulent dans une ambiance de drame
Au mois de mai, si désirables;
Je suis sorti sans mon cartable.
Occasions d'«aventures sexuelles»?
Jeux savants de la séduction?
Mes journées sont nettement réelles,
J'accède à la stupéfaction.
L'infini des wagons plombés
Sur la ligne 8 (Balard-Créteil);
Le lendemain je suis tombé,
C'était une journée de soleil.
On inaugurait le printemps
À coups de jupettes affolantes,
Je n'avais plus beaucoup de temps
(Et je sentais ma chair vivante).