Se frictionnant les reins, Verin passa la tête à l’extérieur. Coram et Mendan arrêtèrent leur partie de filet magique ; rien en eux ne permettait d’affirmer qu’ils avaient écouté, mais elle n’en aurait pas mis sa tête à couper. Elle leur dit qu’elle en avait terminé avec Beldeine, et, à la réflexion, ajouta qu’elle avait besoin d’un autre pichet d’eau car Beldeine avait renversé le sien. Les deux hommes s’assombrirent sous leur hâle. Cela serait rapporté à la Sagette qui viendrait chercher Beldeine. Et constituerait une raison de plus pour l’aider à prendre sa décision.
Le soleil était encore loin de disparaître derrière l’horizon, mais son dos douloureux lui dit qu’il était temps d’arrêter pour la journée. Elle pourrait voir une sœur de plus, mais dans ce cas, elle serait moulue le lendemain matin. Ses yeux tombèrent sur Irgain, en compagnie des femmes qui apportaient les paniers aux meules manuelles. Comment sa vie se serait-elle déroulée si elle n’avait pas été aussi curieuse ? se demanda Verin. Pour commencer, elle aurait épousé Eadwin et serait restée à Far Madding, au lieu d’aller à la Tour Blanche. D’autre part, elle serait morte depuis longtemps, de même que les enfants et les petits-enfants qu’elle n’avait pas eus.
Elle se retourna vers Coram en soupirant.
— Quand Mendan reviendra, pourrez-vous aller dire à Colinda que je voudrais voir Irgain Fatamed ?
Ses courbatures du lendemain seraient une légère pénitence pour ce que souffrirait Beldeine à cause du pichet renversé, mais ce n’était pas pour cela qu’elle le faisait, ni par curiosité. Elle avait encore une tâche. D’une façon ou d’une autre, elle devait maintenir en vie le jeune al’Thor, jusqu’à ce que vienne son heure de mourir.
La pièce aurait pu se trouver dans un magnifique palais, sauf qu’elle n’avait ni porte ni fenêtre. Dans la cheminée de marbre doré, le feu ne produisait pas de chaleur et les flammes ne consumaient pas les bûches. L’homme assis à une table aux pieds dorés, posée au milieu d’un tapis de soie tissé de fils scintillants d’or et d’argent, se souciait peu du luxe de cette Ère. Il était nécessaire pour impressionner, rien de plus. Non qu’il eût besoin d’autre chose que de sa présence pour intimider l’orgueil le plus altier. Il se faisait appeler Moridin, et assurément, personne n’avait plus de droit que lui de s’appeler Mort.
De temps en temps, il caressait l’un des deux pièges d’esprit suspendus à son cou par de simples cordons de soie. À son contact, le cristal rouge sang de la cour’souvra pulsait, ses tourbillons tournoyant dans des profondeurs sans limites comme les battements d’un cœur. Mais il réservait toute son attention pour le jeu déployé sur la table, trente-trois pièces rouges et trente-trois vertes disposées sur un échiquier de treize cases sur treize.
La re-création des premiers mouvements d’une partie célèbre. La pièce la plus importante, le Pêcheur, blanc et noir comme l’échiquier, attendait encore à son point de départ sur la case centrale. Jeu complexe que le Sha’rah, déjà antique avant la Guerre du Pouvoir. Sha’rah, tcheran et no’ri, le jeu s’appelant désormais « pierres », tout simplement, chacun avait ses partisans qui prétendaient qu’il englobait toutes les subtilités de la vie, mais Moridin avait toujours eu un faible pour le sha’rah. Seules neuf personnes encore en vie se souvenaient de ce jeu. Il en avait été l’un des maîtres. Beaucoup plus complexe que le tcheran ou le no’ri. Le premier objectif en était la capture du Pêcheur. Seulement alors, la partie commençait vraiment.
Un serviteur s’approcha, mince et gracieux jeune homme tout en blanc, d’une beauté incroyable, qui s’inclina en lui présentant un gobelet de cristal sur un plateau d’argent. Il sourit, mais le sourire n’atteignit pas ses yeux noirs qui semblaient davantage dépourvus de vie que tout simplement morts. La plupart des hommes auraient été mal à l’aise en sentant ce regard sur eux, mais Moridin se contenta de prendre le gobelet, puis lui fit signe de se retirer. Les vignerons de cette époque produisaient d’excellents vins. Pourtant, il ne but pas.
Le Pêcheur retenait son attention, l’appâtait. Plusieurs pièces pouvaient se déplacer différemment, mais seuls les attributs du Pêcheur changeaient selon l’endroit où il se trouvait : sur une case blanche, faible en attaque mais agile à l’esquive ; sur une case noire, fort en attaque, mais lent et vulnérable. Quand des maîtres jouaient entre eux, le Pêcheur changeait maintes fois de camp avant la fin de la partie. La rangée de but vert et rouge qui entourait l’échiquier pouvait être menacée par n’importe quelle pièce, mais seul le Pêcheur pouvait la franchir. Non qu’il fût en sécurité, même là ; le Pêcheur n’était jamais en sécurité. Quand le Pêcheur était à vous, vous tentiez de le déplacer sur une case de votre couleur, derrière la fin des lignes de votre adversaire. C’était la victoire, la plus facile, mais pas la seule. Quand votre adversaire tenait le Pêcheur, vous tentiez de ne lui laisser d’autre choix que de placer le Pêcheur sur votre couleur. N’importe où le long de la ligne de but convenait ; tenir le Pêcheur pouvait se révéler dangereux. Naturellement, il y avait une troisième voie vers la victoire dans le sha’rah, si vous le preniez avant de vous laisser piéger. La partie dégénérait toujours en une mêlée sanglante, la victoire n’étant acquise qu’à l’anéantissement total de votre adversaire. Il avait essayé cela une fois, acculé au désespoir, mais la tentative avait échoué. Douloureusement.
Soudain, une fureur aveugle bouillonna dans sa tête, et des mouches noires flottèrent devant ses yeux quand il saisit le Pouvoir Unique. Une extase confinant à la souffrance fulgura en lui. Sa main se referma sur les deux pièges mentaux, et le Pouvoir Unique se referma sur le Pêcheur, le projetant en l’air, à un cheveu de le réduire en poussière, et réduisant la poussière à néant. Le gobelet se fracassa dans sa main. Sa poigne faillit écraser les cour’souvras. Les saas se transformèrent en blizzard noir, mais sans gêner sa vue. Le Pêcheur était toujours représenté sous la forme d’un homme, un bandage sur les yeux, une main pressée sur le flanc, quelques gouttes de sang coulant à travers ses doigts. Les raisons, comme l’origine de son nom, s’en étaient perdues dans les brumes du temps. Cela le troublait parfois, l’enrageait, ces connaissances qui s’étaient perdues dans la rotation de la Roue, dont il avait besoin et sur lesquelles il avait des droits. Des droits !
Lentement, il reposa le Pêcheur sur l’échiquier. Doucement, ses doigts lâchèrent les cour’souvras. Nul besoin de destruction. Pour le moment. En un clin d’œil, la rage fit place à un calme glacé. Du sang et du vin dégouttèrent de sa main coupée, inaperçus. Peut-être le Pêcheur venait-il de quelque vestige flou d’un souvenir de Rand al’Thor, l’ombre d’une ombre. Peu importait. Il réalisa qu’il riait, et ne fit aucun effort pour s’arrêter. Sur l’échiquier, le Pêcheur attendait, mis sur l’échiquier du monde, al’Thor se déplaçait déjà pour réaliser ses souhaits. Et bientôt, maintenant… Il était très difficile de perdre une partie quand on tenait le rôle des deux joueurs. Moridin hurlait de rire, au point qu’il en pleurait, mais il n’en avait pas conscience.
1
Respecter le marché
La Roue du Temps tourne, les Ères vont et viennent, laissant des souvenirs qui deviennent des légendes. Les légendes s’estompent en mythes, et même les mythes sont oubliés depuis longtemps quand revient l’Ère qui leur a donné naissance. En une Ère, appelée par certains la Troisième Ère, Ère encore à venir, Ère révolue depuis longtemps, le vent se leva sur la grande île montagneuse de Tremalking. Le vent n’était pas le commencement. Il n’y a ni commencement ni fin dans la rotation de la Roue du Temps. Mais c’était un commencement. D’ouest en est, le vent traversait Tremalking, où les Amayars à la peau blanche cultivaient leurs champs, fabriquaient de la porcelaine et du verre magnifiques, et suivaient la paix de la Voie de l’Eau. Les Amayars ignoraient le monde au-delà des îles dispersées de leur archipel, car la Voie de l’Eau enseignait que ce monde n’est qu’illusion, reflet de la croyance. Pourtant, certains, observant la poussière et les chaleurs estivales apportées par le vent alors qu’auraient dû tomber les froides pluies de l’hiver, se rappelaient les contes qu’ils avaient entendus des Atha’an Miere. Des contes du monde au-delà du leur, et de ce que la prophétie annonçait. Certains regardaient vers une colline, d’où sortait une main tenant une sphère de cristal plus grande que bien des maisons. Les Amayars avaient leurs propres prophéties, dont certaines mentionnaient la main et la sphère. Et la fin des illusions.