Puis le vent continuait à souffler jusqu’à la Mer des Tempêtes, sous un soleil incandescent dans un ciel sans nuages, fouettant les crêtes de la grande houle verte, combattant les vents d’ouest et du sud, rasant les eaux qui s’enflaient sous ses tourbillons. Il ne s’agissait pas des tempêtes du cœur de l’hiver, même si l’hiver aurait dû tirer à sa fin, encore moins des violentes tempêtes de la fin de l’été, mais des vents et des courants que pouvaient utiliser les peuples navigateurs pour caboter autour du continent, depuis la Fin du Monde jusqu’à Mayenne. Vers l’est, le vent soufflait toujours, au-dessus de la grande houle où se dressaient et chantaient les baleines et où les poissons volants planaient sur leurs nageoires déployées de deux empans ou plus d’envergure ; toujours vers l’est, tantôt virant au nord, à l’est et au nord, au-dessus de petites flottes de pêche draguant leurs filets dans les eaux côtières. Certains de ces pêcheurs, bouche bée, bras ballants, fixaient un immense déploiement de grands et petits vaisseaux, naviguant vigoureusement vent debout, brisant les vagues de leur étrave, sous le pavillon au faucon doré tenant la foudre dans ses serres, multitude de bannières flottant au vent comme des présages de tempête. Vers l’est, le nord et au-delà, le vent soufflait, atteignant finalement le grand port aux mille bateaux d’Ebou Dar, où des centaines de vaisseaux du Peuple de la Mer accostaient, comme dans bien d’autres ports, attendant les ordres du Coramoor, l’Élu.
À travers le port, le vent rugissait, secouant les bateaux, petits et grands, traversait la cité au rayonnement blanc sous le soleil déchaîné, dont les flèches, les murs et les dômes teintés de couleur, les rues et les canaux grouillaient de l’industrie légendaire du Sud. Autour des dômes étincelants et des sveltes tours du Palais Tarasin, le vent tourbillonnait, apportant l’odeur du sel, déployant le drapeau de l’Altara, orné de deux léopards sur champ d’azur et de gueules, et les bannières de la maison régnante de Mitsobar, l’Épée et l’Ancre sur champ d’argent et de sinople. Pas encore la tempête, mais un présage de tempête.
Précédant ses compagnes dans les couloirs du palais, revêtus de magnifiques faïences aux multiples nuances de bleu, Aviendha ressentit des picotements entre les omoplates : l’impression d’être observée, qu’elle avait éprouvée pour la dernière fois quand elle était encore mariée à la lance. Imagination, se dit-elle. Imagination et conscience d’être entourée d’ennemis que je ne peux pas affronter ! Naguère, ces picotements l’avertissaient que quelqu’un avait l’intention de la tuer. Elle ne craignait pas la mort – tout le monde mourait, aujourd’hui ou plus tard – mais elle ne voulait pas mourir comme un lapin étranglé par un collet. Elle avait un toh à acquitter.
Des serviteurs filaient en rasant les murs, avec force révérences et courbettes, baissant les yeux comme s’ils comprenaient la honte qu’était leur vie. Pourtant, ce n’était assurément pas eux qui lui donnaient envie de remuer les épaules pour se débarrasser de cette impression. Elle avait essayé de s’habituer à voir des domestiques, mais ses yeux les évitèrent, le dos hérissé par la chair de poule. C’était forcément l’imagination, et les nerfs qui lui jouaient un tour.
Contrairement aux domestiques, les riches tapisseries de soie accrochaient son regard, comme les torchères dorées et les lustres suspendus dans le couloir. Des porcelaines fines comme du papier, dans des tons de jaune et de rouge, de vert et de bleu, étaient exposées dans des niches murales et de hauts meubles ajourés, à côté d’ornements d’or et d’argent, d’ivoire et de cristal, une multitude de coupes et de vases, de coffrets et de statuettes. Seuls les plus beaux retenaient son attention. Quoi qu’en disent ceux des Terres Humides, la beauté avait plus de valeur que l’or et elle abondait ici. Aviendha n’aurait pas été contre le fait de prélever sa part.
Mécontente d’elle, elle fronça les sourcils. Ce n’était pas une pensée honorable sous un toit où on lui avait offert sans compter l’ombre et l’eau, sans cérémonie, certes, mais aussi sans arrière-pensée. Mais mieux valait penser à ça qu’à un petit garçon perdu quelque part dans cette cité corrompue. Toutes les cités étaient corrompues – de cela, elle était certaine maintenant, après en avoir partiellement visité quatre – mais Ebou Dar était bien la dernière où elle aurait laissé un enfant circuler librement. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était pourquoi elle pensait à Olver si elle ne s’efforçait pas de l’écarter de son esprit. Il ne faisait pas partie du toh qu’elle avait envers Elayne et Rand al’Thor. Une lance shaido avait emporté son père, la faim et les privations sa mère, mais même si elle les avait éliminés de sa propre lance, Olver était toujours un Tueur d’Arbres, un Cairhienin. Pourquoi se soucier d’un enfant de ce sang ? Pourquoi ? Elle tenta de se concentrer sur le tissage qu’elle allait faire, mais bien qu’elle s’y fût exercée sous l’œil d’Elayne au point de pouvoir le réaliser en dormant, la figure d’Olver et de sa grande bouche venait toujours s’interposer. Birgitte s’inquiétait pour lui bien plus qu’elle, mais la poitrine de Birgitte abritait un cœur singulièrement tendre pour les petits garçons, surtout les plus laids.
Soupirant, Aviendha cessa d’ignorer la conversation des compagnes qui la suivaient, même si l’irritation y crépitait comme des éclairs de chaleur. Cela valait mieux que de se tracasser pour un fils de Tueurs-d’Arbres. Des parjures. Un sang méprisé dont le monde ferait mieux de se passer. Ce n’était ni son affaire ni sa responsabilité. Mat Cauthon le retrouverait de toute façon. Il pouvait tout trouver, semblait-il. Elle se calma plus ou moins en écoutant la conversation. Les picotements cessèrent.
— Ça ne me plaît pas du tout ! maugréait Nynaeve, continuant une discussion commencée dans leur chambre. Absolument pas. Lan, vous m’entendez ?
Elle avait déjà exprimé son désaccord au moins vingt fois, mais Nynaeve ne rendait jamais les armes simplement parce qu’elle avait perdu. Petite, ses yeux noirs flamboyant, elle avançait rageusement, faisant voler à coups de talon sa jupe fendue bleue, se levant la main pour saisir son épaisse tresse qui lui tombait jusqu’à la taille, puis l’abaissant énergiquement avant de la relever. Face à Lan, elle tenait tête à son irritation et à sa colère. Ou essayait. Elle ressentait un orgueil démesuré de l’avoir épousé. La veste brodée très ajustée qu’elle portait sur sa robe d’équitation en soie à crevés jaunes, était ouverte, découvrant bien trop de poitrine, à la mode des Terres Humides, pour que tous puissent voir le lourd anneau d’or qui pendait à son cou au bout d’une fine chaîne.