Question ironique qui n’appelait pas de réponse, mais qui en reçut une quand même.
— Repartir ? s’écria derrière eux une voix aiguë de jeune femme.
Tenobia de Saldaea fendit le groupe au galop, arrêtant sa monture si brusquement qu’elle se cabra de façon flamboyante. De minces rangées de perles descendaient tout le long de son étroite jupe d’équitation, tandis que d’épaisses volutes de broderies rouges et blanches soulignaient la finesse de sa taille et le galbe de sa poitrine. Grande pour une femme, elle parvenait à être jolie malgré un nez pour le moins proéminent. Ses grands yeux en amande d’un bleu profond et son assurance renforçaient son charme. Comme prévu, la Reine de Saldaea n’était accompagnée que de Kalyan Ramsin, l’un de ses nombreux oncles, grisonnant et abondamment balafré, avec un visage d’aigle et de grosses moustaches tombantes. Tenobia Kazadi tolérait les conseils des soldats, mais de personne d’autre.
— Je ne repartirai pas, dit-elle avec véhémence, quoi que vous fassiez, vous autres. J’ai envoyé mon cher oncle Davram avec mission de me rapporter la tête du faux Dragon Mazrim Taim, et voilà que lui et Taim suivent tous les deux cet al’Thor, s’il faut en croire ce que j’entends. J’ai près de cinquante mille hommes derrière moi, et quoi que vous décidiez, je ne repartirai pas avant que mon oncle et al’Thor sachent exactement qui gouverne la Saldaea.
Ethenielle échangea des regards avec Serailla et Baldhere, tandis que Paitar et Easar lui affirmaient qu’ils avaient aussi l’intention de rester. Serailla remua imperceptiblement la tête, haussa les épaules. Baldhere leva ouvertement les yeux au ciel. Ethenielle n’avait pas exactement espéré que Tenobia déciderait de se tenir à l’écart, mais elle causerait certainement des problèmes.
Les Saldaeans étaient une étrange engeance – Ethenielle s’était souvent demandé comment faisait sa sœur Einone pour être heureuse, mariée à un autre oncle de Tenobia –, mais Tenobia portait leur étrangeté à l’extrême. On attendait de tous les Saldaeans qu’ils soient extravagants, et Tenobia prenait plaisir à choquer les Domanis, et faisait paraître ternes les Altarans. Les colères des Saldaeans étaient légendaires ; celles de Tenobia étaient comme un feu rageant dans la tempête, et on ne savait jamais d’où viendrait l’étincelle. Ethenielle ne voulait même pas penser à la difficulté qu’il y aurait à lui faire entendre raison quand elle ne le voulait pas ; seul Davram Bashere en avait été capable. Et puis, il y avait la question du mariage.
Tenobia était encore jeune, quoiqu’ayant dépassé l’âge du mariage depuis des années – le mariage était un devoir pour tous les membres d’une maison royale ; il fallait conclure des alliances et engendrer un héritier –, pourtant Ethenielle n’avait jamais pensé à elle pour aucun de ses fils. Concernant le choix d’un mari, les exigences de Tenobia égalaient toutes les autres. Il devait être capable d’affronter et de massacrer une douzaine de Myrddraals en même temps. Tout en jouant de la harpe et en composant de la poésie. Il devait avoir la faculté de tenir la dragée haute à un savant, tout en descendant à cheval une falaise abrupte. Naturellement, il s’inclinerait devant elle – elle était la reine, après tout –, sauf que, parfois, elle attendrait de lui qu’il ignore ce qu’elle disait et qu’il la jette sur son épaule. C’était exactement ce qu’elle désirait !
Et que la Lumière le protège s’il choisissait de la jeter sur son épaule quand elle souhaitait sa déférence, ou le contraire ! Elle ne l’avait jamais exprimé ainsi, mais toute femme de bon sens l’ayant entendue parler comprenait rapidement que Tenobia mourrait vierge. Ce qui signifiait que son oncle Davram lui succéderait, si elle le laissait vivre après ça, ou alors l’héritier de Davram.
Un mot fit dresser l’oreille d’Ethenielle, et elle se redressa brusquement sur sa selle.
— Aes Sedai ? dit-elle sèchement. Qu’y a-t-il au sujet des Aes Sedai ?
À part celle de Paitar, toutes leurs conseillères de la Tour Blanche les avaient quittés en apprenant les troubles qu’il y avait à Tar Valon, sa propre Nianh et l’Aisling d’Easar ayant disparu sans laisser de trace. Si les Aes Sedai avaient eu vent de leur projet… Enfin, les Aes Sedai avaient toujours des projets à elles. Toujours. Elle n’aimerait pas découvrir qu’elle plongeait les mains non pas dans un, mais deux nids de guêpes.
Paitar haussa les épaules, l’air un rien embarrassé. Ce qui, pour lui, n’était pas insignifiant. Comme Serailla, il ne laissait jamais rien le bouleverser.
— Vous ne pouviez pas penser que je laisserais Coladara derrière moi, Ethenielle, dit-il d’un ton conciliant, même si j’avais pu lui cacher les préparatifs.
Elle ne l’avait pas pensé ; la sœur préférée de Paitar était Aes Sedai et Kiruna lui avait inspiré une profonde tendresse pour la Tour. Ethenielle ne l’avait pas pensé, mais elle l’avait espéré.
— Coladara a reçu des visiteurs, poursuivit-il. Sept. Les emmener avec nous m’a semblé prudent étant donné les circonstances. Heureusement, il n’a pas fallu grand-chose pour les convaincre. En fait, rien.
— Que la Lumière illumine et préserve nos âmes, dit Ethenielle dans un souffle, repris par Serailla et Baldhere. Huit sœurs, Paitar ?
Maintenant, la Tour Blanche connaissait tous leurs projets, sans aucun doute.
— Et j’en ai cinq de plus, intervint Tenobia, du ton dont elle aurait annoncé qu’elle avait une nouvelle paire de sandales. Elles m’ont trouvée juste comme je quittai la Saldaea. Par hasard, j’en suis sûre. Elles ont eu l’air aussi surprises que moi. Après avoir appris ce que j’allais faire – je ne sais pas comment elles l’ont su, mais elles le savaient – après l’avoir appris, donc, j’étais certaine qu’elles se dépêcheraient d’aller trouver Memara.
Tenobia fronça les sourcils, dans un bref accès de fureur. Elaida avait fait un très mauvais calcul en envoyant une sœur tenter d’intimider Tenobia.
— Finalement, termina-t-elle, Illeisien et les autres étaient plus résolues au secret que moi.
— Même ainsi, dit Ethenielle. Treize sœurs. Il suffit que l’une d’elles trouve un moyen d’envoyer un message. Quelques lignes. En intimidant un soldat ou une servante. L’un de vous croit-il qu’on peut les en empêcher ?
— Les dés sont jetés, dit simplement Paitar.
Les Arafelliens étaient presque aussi étranges que les Saldaeans.
— Plus au sud, ajouta Easar, ce sera peut-être un avantage que d’avoir treize Aes Sedai avec nous.
Suivit un silence, pendant lequel tous ruminèrent les implications de ces paroles. Personne ne voulait les formuler. Ce n’était pas du tout la même chose que d’affronter la Dévastation.
Tenobia eut un éclat de rire soudain, choquant. Son hongre tenta de piaffer, mais elle lui serra la bride.
— J’ai l’intention de me diriger vers le sud aussi vite que possible, mais je vous invite tous à dîner dans mon camp ce soir. Vous pourrez parler à Illeisien et à ses compagnes, et voir si votre jugement recoupe le mien. Demain soir, nous pourrions peut-être nous retrouver tous au camp de Paitar et questionner les amies de sa Coladara.
La proposition était si sensée, si manifestement nécessaire, qu’elle fut immédiatement adoptée. Puis Tenobia ajouta après réflexion :
— Mon oncle Kalyan serait honoré si vous lui permettiez de siéger près de vous ce soir, Ethenielle. Il vous admire beaucoup.
Ethenielle jeta un coup d’œil vers Kalyan Ramsin – il avait arrêté son cheval derrière celui de Tenobia, sans un mot, presque immobile. D’un coup d’œil furtif, l’aigle grisonnant souleva ses lourdes paupières. Elle vit quelque chose qu’elle n’avait plus vu depuis la mort de son Brys, un homme regardant non pas une reine, mais une femme. Le choc faillit lui couper le souffle. Tenobia les regarda alternativement, un petit sourire satisfait aux lèvres.