Ethenielle s’embrasa d’indignation. Ce sourire rendait clair comme de l’eau de roche ce que le regard de Kalyan n’avait que suggéré. Cette gamine avait l’intention de la marier, elle, à cet homme ? Cette enfant se permettait de… Soudain, la consternation remplaça la fureur. Elle-même était plus jeune que Tenobia quand elle avait arrangé le mariage de sa sœur veuve, Nazelle. Raison d’État. Pourtant Nazelle en était venue à aimer le Seigneur Ismic bien qu’ayant protesté au départ. De nouveau, elle regarda Kalyan, plus longuement. Son visage parcheminé n’exprimait plus que le respect, pourtant, elle revit son regard. Le consort qu’elle choisirait devrait être un homme dur. Dans les mariages qu’elle avait arrangés, elle avait toujours exigé une chance d’amour pour ses enfants, sinon pour sa fratrie, et elle n’en voulait pas moins pour elle-même.
— Au lieu de perdre notre temps à bavarder, dit-elle, plus oppressée qu’elle ne l’aurait voulu, faisons ce pour quoi nous sommes là.
Que la Lumière brûle son âme, elle était une adulte, pas une gamine qui rencontre pour la première fois un soupirant.
— Eh bien ? demanda-t-elle, cette fois avec toute la fermeté qu’il fallait.
Tous leurs accords avaient été conclus par l’intermédiaire de ces lettres discrètes, et leurs plans devraient être modifiés à mesure qu’ils avanceraient vers le sud et que les situations évolueraient. Cette réunion n’avait eu qu’un seul but : l’antique cérémonie des Marches qui n’avait eu lieu que sept fois depuis la Destruction. Cette cérémonie les engagerait plus que des mots ne l’auraient fait, si forts soient-ils. Les souverains rapprochèrent leurs chevaux, tandis que les autres reculaient.
Ethenielle eut une respiration sifflante quand sa dague de ceinture entailla sa paume gauche. Tenobia éclata de rire en coupant la sienne. Paitar et Easar semblaient s’extraire des échardes. Quatre mains se tendirent, se rencontrèrent, se serrèrent, leur sang se mélangeant, dégouttant sur le sol, absorbé par la terre.
— Nous sommes un jusqu’à la mort, dit Easar.
— Nous sommes un jusqu’à la mort, répétèrent-ils tous ensemble.
Par le sang et la terre, ils étaient engagés. Maintenant, ils devaient trouver Rand al’Thor. Et faire ce qui devait être fait. Quel qu’en fût le prix.
Quand Verin fut sûre que Turanna pouvait s’asseoir sans aide sur le coussin, elle se leva, et laissa la Sœur Blanche avachie boire son eau à petites gorgées. Essayer, en tout cas. Les dents de Turanna cognaient contre la coupe en argent, ce qui n’était pas surprenant. L’entrée de la tente était si basse que Verin dut se baisser pour passer la tête à l’extérieur. La méfiance lui vrilla le dos quand elle se pencha. Elle ne craignait pas la femme qui frissonnait derrière elle dans une grossière robe de drap noir. Verin l’entourait étroitement d’un écran ; elle doutait que Turanna eût assez de force dans les jambes en cet instant pour bondir sur elle par-derrière, même si une idée aussi incroyable lui venait. Ce n’était pas la tournure d’esprit des Blanches. D’ailleurs, dans l’état de Turanna, il était douteux qu’elle puisse canaliser un cheveu pendant plusieurs heures, même si aucun écran ne l’en avait empêchée.
Le camp des Aiels couvrait les collines qui cachaient Cairhien, les tentes basses couleur de terre remplissant tout l’espace entre les rares arbres encore en place si près de la ville. De légers nuages de poussière flottaient dans l’air, mais ni la poussière, ni la chaleur, ni l’éclat d’un soleil rageur ne troublaient le moins du monde les Aiels. Activité et agitation régnaient partout, comme dans n’importe quelle cité. Dans son champ visuel, elle vit des hommes qui préparaient le gibier et rapiéçaient les tentes, aiguisaient des couteaux et confectionnaient les bottes souples qu’ils portaient tous. Les femmes faisaient la cuisine et des gâteaux sur des feux de camp, tissaient sur de petits métiers, surveillaient les enfants du camp. Partout détalaient des gai’shains en robes blanches, portant des fardeaux, battant des tapis, ou soignant des mules et des chevaux de bât. Pas de colporteurs ni de marchands. Aucune charrette ou calèche, naturellement. Une cité ? Cela ressemblait plutôt à mille villages juxtaposés. Le nombre des hommes était très supérieur à celui des femmes, et, à l’exception des forgerons qui frappaient sur leurs enclumes, tous les hommes qui n’étaient pas en blanc portaient des armes. La plupart des femmes aussi.
Leur nombre égalait certainement celui d’une grande cité, plus que suffisant pour envelopper totalement quelques Aes Sedai prisonnières ; pourtant, Verin vit une femme en noir peinant à moins de cinquante pas, tramant derrière elle un gros tas de pierres dans une peau de bœuf. Le capuchon cachait son visage, mais dans le camp, personne ne portait ces robes noires sauf les sœurs prisonnières. Une Sagette marchait à côté de la peau, rayonnant du Pouvoir qui créait un écran autour de la captive, tandis que deux Vierges l’encadraient, l’encourageant de leurs badines quand elle ralentissait. Verin se demanda si elle était censée voir ça. Le matin même, elle avait croisé une Coiren Saeldain aux yeux hagards, escortée d’une Sagette et de deux grands Aiels, titubant sur la pente, un grand panier plein de sable sur la tête. La veille, c’était Sarene Nemdahl. Ils l’obligeaient à transvaser avec ses mains de l’eau d’un seau en cuir dans un autre, la cravachaient pour qu’elle aille plus vite et chaque fois que, dans sa hâte, elle faisait tomber une goutte d’eau. Sarene, sans espérer de réponse, s’était arrêtée un instant pour demander des explications à Verin. Mais elle n’en avait pas trouvé avant que les Vierges ne contraignent Sarene à reprendre sa tâche inutile.
Elle réprima un soupir. D’une part, elle n’aimait pas vraiment voir des sœurs traitées de cette façon, quelle qu’en fût la raison ou la nécessité, et d’autre part, il était évident que bon nombre de Sagettes voulaient… Quoi ? Qu’elles sachent qu’être Aes Sedai ne comptait pas ici ? Ridicule. Il y avait des jours qu’on le leur avait fait clairement comprendre. Peut-être qu’on pouvait les mettre en robes blanches, elles aussi ? Pour le moment, elle pensait être à l’abri de ce traitement, mais les Sagettes cachaient beaucoup de secrets qu’elle n’avait pas encore compris, dont le fonctionnement de leur hiérarchie. Pourtant sa propre vie en dépendait. Les femmes qui donnaient des ordres à un moment donné les recevaient d’autres qu’elles avaient elles-mêmes commandées précédemment, puis le mouvement s’inversait sans raison apparente. Mais personne ne donnait des ordres à Sorilea, et en cela résidait peut-être la sécurité. En un sens.
Elle ne put réprimer un élan de satisfaction. Tôt le matin, au Palais du Soleil, Sorilea avait exigé de savoir ce qui faisait le plus honte à ceux des Terres Humides. Kiruna et les autres sœurs n’avaient pas compris ; elles ne faisaient manifestement aucun effort pour voir ce qui se passait ici, craignant sans doute ce qu’elles pourraient apprendre, et qui pourrait peser sur leurs serments. Elles se justifiaient toujours en évoquant le destin qui les avait menées sur ce chemin. Verin avait des raisons de suivre le sien, et un but. Elle possédait aussi une liste dans sa poche, prête à être remise à Sorilea quand elles seraient seules. Inutile que les autres soient au courant. Il y avait des captives qu’elle n’avait jamais rencontrées, mais elle pensait que pour la plupart de ces femmes, cette liste résumait les faiblesses que Sorilea recherchait. La vie allait devenir beaucoup plus difficile pour les femmes en noir. Et, avec de la chance, ses efforts seraient largement récompensés.
Deux grandes brutes d’Aiels, chacun avec un long manche de hache en travers des épaules, étaient assis bien droits juste devant la tente, apparemment absorbés dans une partie de ficelle magique. Ils s’interrompirent immédiatement pour regarder autour d’eux quand elle passa la tête hors des rabats. Malgré sa taille, Coram se leva comme un serpent qui s’étire, et Mendan s’apprêta à ranger la ficelle. Si elle s’était tenue redressée, sa tête aurait à peine atteint la poitrine de l’un ou l’autre. Bien sûr, elle aurait pu les renverser et les fesser. Si elle avait osé. Elle en avait envie parfois. C’étaient les guides qu’on lui avait assignés, sa protection contre les malentendus du camp. Et ils rapportaient sans aucun doute tout ce qu’elle disait ou faisait. En un sens, elle aurait préféré avoir Tomas avec elle. Cacher un secret à son Lige est beaucoup plus difficile que cacher un secret à des étrangers.