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— Prévenez Colinda que j’en ai terminé avec Turanna Norill, je vous prie, dit-elle à Coram. Et demandez-lui de m’envoyer Katerine Alruddin.

Elle voulait s’occuper en premier des sœurs qui n’avaient pas de Liges.

Il hocha la tête et s’éloigna au petit trot, sans dire un mot. Ces Aiels ne se souciaient guère de civilités.

Mendan se raccroupit, la regardant de ses yeux d’un bleu saisissant. L’un des deux restait toujours avec elle, quoi qu’elle pût dire. Mendan avait un bandeau rouge noué sur les tempes, marqué de l’ancien symbole des Aes Sedai. Comme tous les hommes qui le portaient, ainsi que les Vierges, il semblait attendre qu’elle fasse une erreur. Enfin, ce n’étaient pas les premiers, ni les plus dangereux. Soixante et onze ans avaient passé depuis qu’elle avait commis un sérieux faux pas.

Elle gratifia Mendan d’un sourire volontairement évasif, et allait rentrer dans la tente quand quelque chose accrocha soudain son regard et la retint comme un étau. Si l’Aiel avait voulu lui trancher la gorge en cet instant, elle ne l’aurait sans doute pas remarqué.

Non loin de l’endroit où elle se tenait courbée entre les rabats de la tente, neuf ou dix femmes agenouillées en ligne roulaient des meules sur des pierres plates, comme celles des fermes isolées. D’autres femmes apportaient des paniers de grain et remportaient la grossière farine. L’une d’elles, sensiblement plus petite que les autres, la seule n’ayant pas les cheveux lui tombant jusqu’à la taille voire plus bas, ne portait aucun collier ou bracelet. Elle leva les yeux, et son visage, déjà rougi par le soleil, s’empourpra davantage quand elle rencontra le regard de Verin. Durant un instant seulement, avant de retourner précipitamment à sa tâche.

Verin rentra vivement dans la tente, l’estomac noué. Irgain était de l’Ajah Verte. Ou plutôt, l’avait été, avant que Rand al’Thor ne la désactive. Être entourée d’un écran émoussait et brouillait le lien avec son Lige, mais être désactivée le tranchait aussi sûrement que la mort. L’un des deux Liges d’Irgain était apparemment mort du choc, et l’autre était mort en tentant de tuer des milliers d’Aiels sans faire aucun effort pour s’échapper. Irgain aurait sans doute voulu être morte elle aussi. Désactivée. Verin pressa ses deux mains sur son estomac. Elle ne vomirait pas. Elle avait vu pire qu’une femme désactivée. Bien pire.

— Il n’y a pas d’espoir, non ? murmura Turanna d’une voix rauque.

Elle pleurait silencieusement, fixant dans sa coupe en argent quelque chose de lointain et d’horrible.

— Pas d’espoir.

Les pensées se bousculaient dans la tête de Verin, aucune ne concernant Turanna. La désactivation d’Irgain lui donnait l’impression d’avoir le ventre plein de graisse rance ; la Lumière en était témoin. Mais qu’est-ce qu’elle faisait à moudre du grain ? Et nue comme les Aielles ! L’avait-on mise au travail à cet endroit juste pour que Verin la voie ? Question stupide. Même avec un ta’veren aussi puissant qu’al’Thor à quelques miles, il y avait des limites au nombre de coïncidences qu’elle pouvait accepter. S’était-elle trompée dans ses calculs ? Au pire, ce ne pouvait être qu’une petite erreur. Sauf que, parfois, les petites erreurs étaient aussi fatales que les grosses. Combien de temps tiendrait-elle si Sorilea décidait de la briser ? Un temps lamentablement court, soupçonnait-elle. À certains égards, Sorilea était aussi dure que tout ce qu’elle avait connu jusque-là. Et rien de ce qu’elle pouvait dire n’y changerait rien. Un souci à mettre de côté pour plus tard. Inutile d’anticiper.

S’agenouillant, elle fit un effort pour réconforter Turanna, mais sans plus. Les paroles de réconfort lui paraissaient aussi creuses qu’à Turanna, à en juger son regard désolé. Rien ne pouvait changer la situation de Turanna, sauf Turanna elle-même, et c’était à elle d’en décider. La Sœur Blanche continua à pleurer, les épaules secouées de sanglots silencieux, le visage inondé de larmes. L’entrée de deux Sagettes et d’une paire de jeunes Aiels trop grands pour se tenir droits dans la tente, fut un soulagement. Pour Verin en tout cas. Elle se leva et fit la révérence, mais dans la plus parfaite indifférence.

Daviena avait les yeux verts et des cheveux blond roux, Losaine, les yeux gris et des cheveux noirs où le soleil mettait des reflets cuivrés, toutes les deux la dépassant de la tête et des épaules et arborant l’air de femmes chargées d’une tâche qu’elles auraient préféré laisser à d’autres. Aucune ne pouvait canaliser suffisamment fort pour être certaine de contrôler Turanna toute seule, mais elles se liaient comme si elles avaient formé des cercles toute leur vie, et la lumière de la saidar autour de l’une se fondait dans l’aura de l’autre, bien qu’elles fussent séparées. Verin se força à sourire pour éviter de froncer les sourcils. Où avaient-elles appris à se lier ainsi ? Elle aurait parié tout ce qu’elle possédait qu’elles ne le savaient pas seulement quelques jours plus tôt.

Alors, tout alla très vite et en douceur. Les deux hommes remirent Turanna sur pied en la tirant par les bras, et elle lâcha sa coupe. Vide, heureusement pour elle. Elle ne se débattit pas, ce qui était aussi bien, étant donné que l’un ou l’autre aurait pu la transporter sous son bras comme un sac de grain, mais sa bouche béait, émettant une lamentation continue. Les Aiels n’y prêtèrent aucune attention. Daviena, au centre du cercle, se chargea de l’écran, et Verin relâcha totalement la Source. Aucune d’elles ne lui faisait suffisamment confiance pour la laisser tenir la saidar sans une raison connue, quels que fussent les serments qu’elle avait prêtés. Personne ne sembla le remarquer, mais dans le cas contraire, elles s’en seraient immédiatement aperçues. Les hommes tirèrent Turanna, ses pieds nus traînant sur les tapis superposés formant le sol de la tente, et les Sagettes les suivirent. Et ce fut tout. Ce qui pouvait être fait avec Turanna l’avait été.

Poussant un long soupir, Verin s’avachit contre un coussin multicolore à pompons. Près d’elle reposait un plateau doré en cordes tressées. Emplissant l’une des deux tasses dépareillées à un pichet en étain, elle but longuement. Son travail donnait soif, et fatiguait. Il restait encore des heures de jour, mais elle avait l’impression d’avoir porté un gros coffre sur vingt miles. Dans la montagne. Elle reposa la tasse sur le plateau et tira de sa ceinture un carnet relié en cuir. On la faisait toujours attendre pour lui apporter ce qu’elle demandait. Relire ses notes – et en prendre d’autres – ne lui ferait pas de mal.

Il lui semblait inutile de prendre des notes sur les captives, mais l’apparition soudaine de Cadsuane Melaidhrin, trois jours plus tôt, était une source d’inquiétude. Qu’est-ce que cherchait Cadsuane ? On pouvait laisser de côté ses compagnes, mais Cadsuane elle-même était une légende, et même les parties crédibles de la légende en faisaient quelqu’un de très dangereux. Dangereux et imprévisible. Elle prit une plume dans la petite écritoire en bois dont elle ne se séparait jamais et la trempa dans l’encrier. Et une autre Sagette entra dans la tente.