Beldeine tiqua. Verin continua à pérorer, activité qu’elle avait maintenant élevée à la hauteur d’un art.
— Ils obligent juste à rester debout, sans rien faire, bien sûr. Les da’tsangs ne sont jamais autorisés à faire quelque chose d’utile, sauf en cas de nécessité absolue, et un Aiel étreindrait plutôt une carcasse en décomposition qu’une… Bon, ce n’est pas une idée agréable, n’est-ce pas ? De toute façon, c’est ce qui vous attend. Je sais que vous résisterez aussi longtemps que vous pourrez, quoique je ne sache pas très bien contre quoi on peut résister. Ils ne tenteront pas de vous tirer des informations, ou quoi que ce soit d’autre qu’on demande généralement aux captifs. Mais ils ne vous libéreront pas, jamais, jusqu’à ce qu’ils soient certains que votre honte est si profonde qu’elle a tué en vous tout le reste. Même si cela doit durer le restant de vos jours.
Beldeine remua les lèvres sans émettre un son, mais elle aurait aussi bien pu formuler ses paroles. Le restant de mes jours. Remuant péniblement sur son coussin, elle grimaça. Coups de soleil, coups de badine, ou simplement courbatures dues à un travail physique inhabituel ?
— L’Amyrlin ne nous abandonnera pas… Nous serons secourues, ou nous… Nous serons secourues !
Attrapant brusquement la tasse en argent posée près d’elle, elle renversa la tête et absorba le contenu d’un trait, puis la tendit à Verin, qui fît flotter vers elle le pichet d’étain et le posa pour que la jeune femme puisse se servir.
— Ou vous vous évaderez ? dit Verin. (Les mains sales de Beldeine tressautèrent, répandant de l’eau hors de la tasse.) Allons donc. Vous avez autant de chances de vous évader que d’être secourue. Vous êtes entourée d’une armée d’Aiels. Et, apparemment, al’Thor peut appeler quelques centaines de ses Asha’man quand il veut, pour vous pourchasser.
Beldeine frissonna à ces paroles, et Verin faillit l’imiter. Cette illusion aurait dû être tuée dès le départ.
— Non, je crains que vous ne deviez tracer votre voie, d’une façon ou d’une autre. Prendre les choses comme elles viennent. Vous êtes seule face à votre destin. Je sais qu’elles ne vous laissent pas parler avec les autres ! Vraiment seule, soupira-t-elle.
De grands yeux dilatés la fixèrent tels ceux d’une vipère.
— Inutile d’empirer la situation. Laissez-moi vous Guérir.
Elle attendit à peine le hochement de tête penaud de Beldeine avant de s’agenouiller près d’elle et de lui prendre la tête dans les mains. La jeune femme était aussi prête qu’il était possible. S’ouvrant encore plus à la saidar, Verin tissa les flots de la Guérison, et la Verte haleta et trembla. La tasse à moitié pleine lui tomba des mains, et ses bras agités de spasmes renversèrent le pichet. Maintenant, elle était vraiment prête. Dans les instants de confusion qui suivent toujours la Guérison, tandis que Beldeine clignait des yeux et cherchait à se ressaisir, Verin s’ouvrit encore davantage à la saidar, grâce à l’angreal en forme de fleur de son escarcelle. Ce n’était pas un angreal très puissant, mais suffisant, et il lui fallait tout le supplément de Pouvoir qu’il pouvait lui communiquer pour ce qu’elle avait à faire. Les flots qu’elle se mit à tisser ne ressemblaient en rien à ceux de la Guérison. L’Esprit y prédominait de loin, mais il y avait aussi le Vent et l’Eau, le Feu et la Terre, ces derniers un peu difficiles pour elle, et même les écheveaux de l’Esprit durent être divisés encore et encore, les fils tissés avec une complexité à égarer le tapissier le plus compétent. Même si une Sagette avait passé la tête dans la tente, avec la plus petite chance elle n’aurait pas possédé le Don rare de réaliser ce que faisait Verin. Il y aurait encore des difficultés, peut-être des difficultés pénibles d’une façon ou d’une autre, mais elle pouvait vivre avec n’importe quoi sauf avec la découverte de la vérité.
— Qu’est-ce que… ? dit Beldeine d’une voix endormie.
Sa tête aurait ballotté si Verin ne l’avait pas solidement tenue. Ses paupières étaient à moitié closes.
— Qu’est-ce que vous… ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien qui puisse vous nuire, dit Verin, rassurante.
Beldeine mourrait dans un an ou dans dix à la suite de cette intervention, mais le tissage lui-même ne lui ferait aucun mal.
— C’est assez doux pour être utilisé sur un nourrisson, je vous le garantis.
Naturellement, cela dépendait de ce qu’on en faisait.
Elle devait mettre les flots en place fil par fil, mais parler semblait l’aider plutôt que la gêner. Et un trop long silence aurait pu éveiller la suspicion, si ses gardiens jumeaux écoutaient. Elle jetait de fréquents coups d’œil vers les rabats de la tente. Elle voulait obtenir certaines réponses qu’elle n’avait nulle intention de partager, et qu’aucune des femmes interrogées ne lui donnerait de son plein gré, telles qu’elle les connaissait. L’un des effets de ce tissage était de délier rapidement la langue et d’ouvrir l’esprit, aussi bien que des herbes.
Baissant encore la voix qui ne fut plus qu’un murmure, elle poursuivit :
— Le jeune al’Thor semble croire qu’il a des sympathisantes à la Tour Blanche, Beldeine. En secret, naturellement ; c’est obligatoire.
Même un homme, l’oreille collée à la toile de la tente aurait pu seulement discerner qu’elles parlaient.
— Dites-moi tout ce que vous savez sur elles.
— Des sympathisantes ? répéta Beldeine, s’efforçant, sans succès de froncer les sourcils.
Elle fit un mouvement faible et désordonné qui ne méritait pas d’être qualifié d’agitation.
— Pour Lui ? Parmi les sœurs ? C’est impossible. À part celles d’entre vous qui… Comment avez-vous pu, Verin ? Pourquoi n’avez-vous pas combattu ces dispositions ?
Verin émit un « tsitt » contrarié. Non à cause de la stupide suggestion qu’elle aurait dû combattre un ta’veren. Le garçon semblait tellement sûr de lui. Pourquoi ?
— Vous n’avez aucun soupçon, Beldeine ? poursuivit-elle à voix basse. Avez-vous entendu des rumeurs avant de quitter Tar Valon ? Des chuchotements ? Quelqu’un suggérant de l’approcher différemment ? Dites-moi tout.
— Personne. Qui aurait pu… ? Personne n’aurait… J’admirais tant Kiruna.
Une nuance de désarroi s’était insinuée dans la voix endormie de Beldeine, et les larmes s’échappant de ses yeux traçaient des sillons dans la poussière de son visage. Seules les mains de Verin l’empêchaient de s’effondrer.
Verin continua à placer les fils de son tissage, ses yeux surveillant à la fois son travail et les rabats de la tente. Elle transpirait légèrement. Sorilea pouvait décider qu’elle avait besoin d’aide pour ses interrogatoires. Elle pouvait amener l’une des sœurs du Palais du Soleil. Si jamais une sœur apprenait ce qu’elle faisait, elle pouvait très bien être désactivée. C’était une possibilité très réelle.
— Ainsi, vous deviez le livrer à Elaida, bien propre et bien sage, dit-elle, élevant légèrement la voix.
Le silence avait duré trop longtemps.
Elle ne voulait pas que ses deux gardes aillent rapporter qu’elle chuchotait avec les prisonnières.
— Je ne pouvais pas… m’élever… contre la décision de Galina. Elle commandait… sur l’ordre de l’Amyrlin.
De nouveau, Beldeine remua faiblement.
Sa voix était toujours endormie, mais avec une nuance d’agitation. Ses paupières papillotèrent.